PARIS
Robert Delpire, qui fut le premier directeur artistique de la revue L’Œil, a confié, avant son décès, la rédaction d’un texte à l’écrivain et metteur en scène libano-canadien. L’ouvrage, dont l’iconographie a été réalisée par Delpire lui-même, paraît aujourd’hui chez Actes Sud. Histoire de cet « Œil ».
Wajdi Mouawad - Robert m’a appelé en 2012. Il voulait me rencontrer après avoir lu mon roman Anima. C’est un récit extrêmement violent dont la trame narrative est racontée par des animaux. J’ignorais qui il était, mais j’ai accepté de prendre un café avec lui car il était très aimable. Lors de notre première rencontre, j’ai été bouleversé par la profonde attention qu’il m’a immédiatement accordée.
Nous avons passé des soirées entières à discuter chez lui, avec Sarah Moon et Michel Christolhomme. J’y ai appris la joie dans l’amitié. J’ai été accueilli par Robert avec la même entièreté qu’il l’avait été lui-même par Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis et Robert Capa lorsque, à 17 ans, il a frappé à la porte de Magnum pour leur demander d’illustrer son journal Neuf. C’est un privilège d’être devenu son ami durant les cinq dernières années de sa vie.
Je connaissais Robert Delpire sans le connaître, car je possédais des numéros de la collection Photo Poche et plusieurs livres de photographies qu’il avait édités, dont ceux de Koudelka et de Depardon, qui étaient des sources d’inspiration pour mes créations au théâtre. J’ignorais que Robert était derrière le format et la mise en page de ces livres, et qui traduisent bien sa façon d’être : exigent sur la manière de regarder un artiste tout en étant très discret.
Cela a duré deux ans. Ma langue d’écriture n’est pas ma langue maternelle, je l’ai apprise à l’adolescence. Elle est empreinte de la notion d’exil qui, pour moi, renvoie à celle de métaphore, métaphore signifiant « déménagement » en grec. La métaphore est pour moi un déménagement de sens. J’avais beau essayer de décrire l’œil de manière anatomique, je glissais très vite vers la métaphore. Par exemple, je parle du système musculaire de la paupière mais aussi de cette membrane qui nous permet de protéger notre esprit de la vue de choses trop violentes. De là, j’ai glissé vers l’œil droit crevé de la vieille femme dans la scène du landau du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, et l’œil gauche crevé dans le film Un chien andalou de Buñuel. La révolution esthétique du surréalisme et celle, politique, du communisme n’ont pourtant pas réussi à s’entendre et Auschwitz deviendra le point aveugle de l’histoire. J’ai tricoté ces différents regards, en imaginant Eisenstein et Buñuel enfants, à la foire du Trône, lorsque Méliès présente le Voyage dans la Lune. J’évoque aussi l’écran avec Méduse à travers la question de la pornographie, et du chien aveugle d’Ulysse.
Robert avait sélectionné une première iconographie avec des regards d’animaux, or je lui ai dit que je n’abordais pas l’œil animal. Il a alors lu mon texte et il a tout changé pour adapter les images de façon à être le moins possible dans l’illustration, bien qu’il ait par exemple tenu à montrer la photo du film de Buñuel. Sa façon de choisir était très nette.
Complètement. Même si le spectateur va regarder où il veut, il faut vraiment cadrer. Ce cadrage rectangulaire est très important. Par exemple, la photo de ce wagon de La Nouvelle-Orléans, en couverture du livre Les Américains de Robert Frank qui fut édité par Robert, c’est une scène de théâtre.
Mes premières inspirations puisent toujours dans les livres de photos. Il y a plus de relations entre le théâtre, la photo et la peinture, tandis que la littérature est plus proche du cinéma. La photo a une dimension éminemment dramaturgique parce que très symbolique. Très souvent, quelque chose ressurgit de la photo comme un symbole et, au théâtre, tout est symbole.
Parfois, j’ai la pièce dans la tête, je cherche l’univers visuel qui lui correspond et je me tourne vers celui d’un photographe. Par exemple, j’ai créé le décor de Rêvesà partir d’une photographie de Depardon publiée dans son livre sur San Clemente, édité par Robert – ce que j’ignorais avant de le rencontrer. L’Atlas de Gerhard Richter a été très important pour ma pièce Tous des oiseaux, pas seulement les photos mais aussi la mise en page du livre avec ces dizaines d’images sur une même page. Cette fragmentation m’a amené à écrire de cette manière-là. Les revues d’art, les livres de photos sont mes premiers éléments de travail.
J’en fait beaucoup depuis très longtemps. J’ai un Leica depuis l’âge de 22 ans, qui est le plus beau cadeau que l’on m’ait fait dans ma vie, et je continue à l’utiliser. Ma pratique est celle d’un amateur. J’ai, par exemple, plus de trois cents photos de gens endormis dans le métro, j’ai fait une série de gens vus de haut, une série d’architecture urbaine, etc. Je suis plus auditif que visuel : comme je suis très myope, la photo est une manière de ne pas abandonner le regard, ce qui serait pourtant facile. Je mets en scène à l’oreille plus qu’au regard ; je ne regarde pas, j’écoute les acteurs.
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Wajdi Mouawad : "Mes inspirations puisent toujours dans les livres de photos"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°719 du 1 janvier 2019, avec le titre suivant : Wajdi Mouawad : "Mes inspirations puisent toujours dans les livres de photos"