MONT-DAUPHIN
1. Mont-Dauphin, village fortifié
Au bout de la route qui monte du village d’Eygliers (Hautes-Alpes), en surplomb de la vallée du Queyras où s’écoulent la Durance et son affluent le Guil, se dessinent des fortifications couronnées par les montagnes, celles de Mont-Dauphin. Elles n’existaient pas encore lorsque, en 1692, le duc de Savoie franchit la frontière au col de Vars pour piller la région. Pour surveiller le débouché du Queyras et du col de Vars sur la vallée de la Durance, et protéger le pays d’une nouvelle incursion du duc de Savoie, Louis XIV fit appel au marquis de Vauban, commissaire aux fortifications. Ce dernier édifia dès l’année suivante un village fortifié qu’il appela Mont-
Dauphin (en l’honneur du fils du roi), à 15 km de la frontière, sur le plateau des Millaures – c’est-à-dire des « mille vents ». Coincé entre la Durance et le Guil à 1 000 m d’altitude, le site ressemble à une presqu’île, protégé par ses falaises : seul le front nord doit être fortifié. Mais pas question d’y confiner les militaires en les privant de toute vie sociale et des joies simples de l’existence : pour prévenir les désertions, Mont-Dauphin accueillera dans ses fortifications des habitants qui vivront à leurs côtés, décide Vauban.
2. La lunette d’Arçon
L’ennemi ne passera pas ! Le système défensif conçu par Vauban est redoutable. Une demi-lune (fortification avancée, entourée d’un fossé, qui permet de croiser les feux avec ceux des remparts bastionnés) protège le front d’Eygliers, seul front d’attaque de Mont-
Dauphin. à la fin du XVIIIe siècle, le général Le Michaud d’Arçon décide de renforcer encore le système de défense en y érigeant une tour basse à deux niveaux. Pour y pénétrer, on descend dans les fortifications pour emprunter une galerie de 120 m de longueur, sous le « glacis », cette zone en pente douce qui permet de voir arriver l’ennemi. Cet ouvrage remarquable composé d’une casemate à feux de revers située dans l’arrondi de la contrescarpe, d’un réduit de sûreté et d’une casemate intérieure pour permettre aux soldats de s’abriter ne put cependant jamais démontrer son efficacité. Le système de défense de Mont-Dauphin était si dissuasif qu’il ne fut jamais attaqué, ce qui nous a permis de conserver ce site, aujourd’hui inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco au titre des fortifications de Vauban.
3. L’entrée de la place forte
En venant d’Eygliers, on accède au village fortifié par la porte de Briançon. Cette dernière aurait dû être ornée des armoiries royales sculptées en bas-relief. Mais, en 1713, les traités d’Utrecht ont déplacé la frontière. Dès lors, Mont-Dauphin ne présente plus d’intérêt stratégique majeur. Les crédits pour sa construction se tarissent, et les décors de la porte de Briançon ne sont pas réalisés. Ce qui n’ôte rien à sa majesté ! Gardée par un pont-levis renforcé par une épaisse porte en chêne à double battant, la porte de Briançon débouche sur un couloir voûté. Arrivé là, il fallait encore pour pénétrer à Mont-Dauphin que les orgues – pieux verticaux – soient relevées. Pour les visiteurs aujourd’hui, elles le sont. À l’entrée de ce village fortifié, la place est surplombée par le pavillon de l’Horloge, où logeait le gouverneur, et le pavillon des Officiers… où vous pouvez passer la nuit puisqu’il propose désormais des hébergements.
4. Une poudrière à la pointe du progrès
Un tumulus au sein des fortifications ? C’est ce qu’on croit découvrir en s’approchant de la poudrière. Conçu par Vauban, équipé d’une citerne afin de pouvoir inonder le lieu en cas d’incendie, ce bâtiment initialement protégé par une toiture et des murs épais fut recouvert de terre au XIXe siècle pour renforcer sa sécurité, à une époque où la puissance explosive des obus s’était développée. La salle voûtée en berceau brisé, où l’on devait pénétrer en sabots pour éviter toute étincelle, car la poudre y était stockée dans des tonneaux, a été restaurée et son plancher précautionneusement nettoyé : elle peut désormais accueillir concerts et spectacles. Son escalier de « marbre rose » – en réalité une pierre calcaire – témoigne par ailleurs de la volonté de Vauban d’utiliser des ressources locales, à l’instar des poutres en mélèze, un arbre de la région, qui soutiennent la salle basse.
5. L’arsenal et son plan-relief
Jouxtant la poudrière, l’arsenal servait d’entrepôt pour l’artillerie et d’atelier. Il faut monter au premier étage, qui surmonte une salle voûtée aux larges fenêtres, pour admirer un plan en relief de la place forte, telle qu’elle fut conçue par Vauban, avec ses bâtiments militaires, les habitations qui devaient être construites et l’église Saint-Louis. L’église ? Face à l’Arsenal, elle ne ressemble guère à celle dont rêvait Vauban, se réduisant peu ou prou à un chœur monumental. Et pour cause, elle ne fut jamais achevée, faute d’ouailles : Mont-Dauphin, qui devait accueillir 3 000 habitants, n’en compta en effet jamais guère plus de 800. Les agriculteurs n’y trouvaient pas de terres, et même les artisans et les commerçants ne furent pas nombreux à se presser pour vivre au rythme du couvre-feu imposé par la fermeture des portes de la place forte ! Autre différence avec le plan-relief ? Une aile de l’Arsenal a disparu : une bombe, lâchée par un avion italien en 1940 l’a détruite. Ce fut le seul fait d’armes de Mont-Dauphin.
6. La bataille d’Ousmane Sow
Forteresse jamais assiégée, Mont-Dauphin accueille aujourd’hui une bataille : Little Bighorn, d’Ousmane Sow. Les trente-cinq personnages et chevaux sculptés par l’artiste africain s’affrontent dans la caserne Rochambeau, sous les 432 arceaux de la splendide charpente en berceau construite en 1819 selon le principe de l’architecte Philibert Delorme, et récemment restaurée. Célèbre bataille de l’histoire des États-Unis, Little Bighorn opposa en 1876 les Indiens des plaines à l’armée fédérale américaine. L’ensemble de vingt-quatre personnages et de onze chevaux représente différents moments clés du combat. Assis en prière à l’entrée de la caserne, Sitting Bull, shaman et chef suprême des Sioux, nous accueille ainsi, tandis que derrière lui, le chef cheyenne Two Moons et les chefs sioux Lakota, Crazy Horse et Chief Gall, affrontent les troupes fédérales américaines. Plus loin dans cette « fresque » monumentale, c’est Custer, le général de cavalerie, que l’on croise à l’instant même où il est assommé et où la bataille bascule en faveur des Indiens… C’est la « victoire des opprimés, des faibles contre les forts, de ceux qu’on voulait exterminer contre ceux qui prétendaient faire œuvre de civilisation », écrit l’écrivain Charles Juliet, émerveillé par la vie qui traverse les personnages d’Ousmane Sow, leurs « corps lourds dans la tension du combat », les « boules de muscles nouées l’une à l’autre ».
Chef-d’œuvre du sculpteur sénégalais, déposé à Mont-Dauphin en 2021 pour une période de dix ans renouvelable, Little Bighorn est réalisée dans la technique mise au point par le sculpteur, faite de paille de plastique fondue modelée sur une structure en fer à béton et de toile de jute recouverts d’un enduit de sa composition. Né à Dakar en 1935, Ousmane Sow est décédé en 2016, trois ans après avoir été élu membre de l’Académie des beaux-arts. Le public français avait découvert son travail en 1999, lors d’une mémorable exposition sur le pont des Arts, à Paris.
7. Caserne gourmande
Mont-Dauphin n’entend pas être un seul vestige d’un passé glorieux. Le village, qui ne comptait qu’une trentaine d’habitants en 1980 avant de se repeupler peu à peu, est aujourd’hui plein de vie. La caserne Campana, édifiée par Vauban, accueille désormais des boutiques-ateliers d’artisans. Et dans les chambrées de la caserne Rochambeau, longue de 270 m, qui se confond avec les fortifications, se sont installés un cultivateur de pleurotes biologiques ainsi qu’un fromager, dans le cadre d’un partenariat avec le Centre des monuments nationaux pour favoriser le développement économique du territoire. Éric Randu, dont la famille fabrique des fromages depuis 1920, affine ainsi les siens dans six chambrées de la caserne, réaménagées en caves. Aidé de deux maîtres affineurs que les visiteurs de Mont-Dauphin peuvent voir à l’œuvre, il propose de la tomme de montagne, de la raclette, de la cabrette, du fruité et ce bleu du Queyras, dont le savoir-faire s’était perdu : c’est lui qui en a relancé la fabrication grâce à ses souvenirs d’enfance et à ceux des anciens de la région !