Vincent Lavoie est l’auteur de L’Instant-monument : du fait divers à l’humanitaire (Dazibao, 2001), une étude consacrée à la photographie d’actualité envisagée dans le prisme de son usage médiatique. Il est aussi le commissaire du huitième Mois de la photo de Montréal, qui se tient jusqu’au 28 octobre, « Maintenant. Images du temps présent ». Le propos de la manifestation québécoise s’articule autour de la question suivante : « Maintenant que l’image photographique, constate Vincent Lavoie, a cédé le monopole de la représentation événementielle à des formes visuelles plus promptes à traduire les chocs de l’actualité, à quelle “expérience”? du temps présent la photographie actuelle nous convie-t-elle ? » Confrontée à l’imagerie toujours plus mobile et toujours plus éphémère des nouveaux médias d’information (vidéo, images par téléphone, réseaux numériques...), la photographie d’actualité peine en effet à trouver une légitimité quant à témoigner de l’état du monde. De façon subsidiaire, l’image de l’homme qu’elle livre n’est pas sans être sujette à caution, entre tentation de la figuration choc, qui fait toujours recette, et complaisance pour l’humanitarisme bon teint, politiquement trop correct pour être honnête. Dire photographiquement l’humain dans
l’Histoire et dans le présent, un défi impossible ?
Vous vous êtes intéressé de près à la prise en charge de la représentation de la personne par la photographie d’actualité. Une représentation d’emblée suspecte, car liée bien souvent au spectaculaire, à la recherche de l’effet médiatique. Est-ce le cas dès ses débuts, au XIXe siècle ?
Dès les années 1840, alors que la pratique du portrait représente l’essentiel de l’activité photographique, la représentation de l’histoire se confond avec les portraits d’hommes politiques, de dignitaires ou de militaires, comme si la physionomie des acteurs de l’histoire pouvait cristalliser les événements les plus déterminants de l’époque. Or la représentation de l’actualité historique passe aussi par la monstration photographique de corps meurtris. Ainsi des dépouilles de communards photographiées par Disdéri ou les cadavres de confédérés représentés par Alexander Gardner. Le xixe siècle n’était pas non plus exempt d’exploitations médiatiques de sujets outragés, lynchés, exécutés. Toutefois, la médiatisation des images-choc demeurant à l’époque restreinte, la « lassitude compassionnelle » qu’on ressent aujourd’hui face à la représentation du malheur d’autrui, était probablement chose inconnue.
Il faudra pour cela attendre le XXe siècle.
L’humain ne peut-il être objectivé, sa mise en image est-elle toujours tributaire d’une intention tactique ?
Cela est flagrant dans le domaine de la photographie humanitaire. Le genre apparaît au début des années 1970 dans un contexte marqué par l’essor des premières organisations non gouvernementales (ONG). Ce sont elles qui, bien avant que les gouvernements n’envoient leurs propres ressources (humanitaires, militaires, diplomatiques), interviennent sur les lieux d’un conflit ou d’une catastrophe. Elles représentent un pouvoir alternatif qui exerce des pressions sur les pays occidentaux. La photographie humanitaire constitue dans cette perspective un instrument de propagande déterminant. La médiatisation de ces images est en outre indispensable à la collecte de fonds privés. Aussi les ONG, qui pourtant condamnent l’emploi abusif de photographies-choc, recourent-elles dans certaines circonstances aux iconographies de l’horreur lors de leurs campagnes de financement. Les ONG vivent de dons, si bien qu’elles encouragent la production d’images procédant d’une esthétique de la compassion, voire de l’indignation, les plus aptes à produire, croit-on encore, des effets sur l’opinion publique. Les plans rapprochés sont de rigueur, non seulement parce que l’exhibition des signes manifestes de la souffrance est de mise, mais aussi parce que la rhétorique du cliché humanitaire exige que le sujet soit isolé, extrait de son cadre de vie, désocialisé, déshumanisé.
L’exemple canonique de la Migrant Mother (1936) de Dorothea Lange, à cet égard, est éloquent. Dans votre livre, L’Instant-monument, vous l’analysez comme un sommet de manipulation par l’image...
La fortune critique des iconographies de la misère est colossale. On ne compte plus les reproductions de la célèbre femme migrante photographiée par Dorothea Lange au plus fort de la grande dépression américaine. Figure emblématique de la misère du pauvre et de l’opprimé, elle servit aussi bien à illustrer le combat des mères espagnoles pendant la guerre civile, l’indigence des mères d’Amérique latine dans les années 1960, la lutte des Black Panthers dans les années 1970, ou encore, dans les années 1980, à solliciter des fonds pour régler les frais d’hospitalisation de Florence Thompson, le modèle de Migrant Mother. Que la photographie prise par Dorothea Lange soit devenue un emblème de diverses formes d’oppression issues de contextes radicalement distincts, montre que les déterminations historiques propres à une image n’empêchent pas son association à de multiples causes. Pourtant, la valeur démonstrative et pédagogique d’une image tient normalement aux événements ou faits spécifiques qu’elle représente. Les liens particuliers qui unissent la représentation photographique à l’événement, constituent en effet la crédibilité historique du document. Or la photographie réalisée par Dorothea Lange n’est pas tant un document qu’un « monument » de la dépression, si tant est que ce qualificatif puisse s’appliquer à l’image photographique.
Ce recours à la photographie d’actualité à des fins de détournement, on le sait, est devenu courant. Voir les campagnes d’images Toscani-Benetton, dans les années 1990. Des vues de sidéens, de boat people, de condamnés à mort... exploitées pour vendre du prêt-à-porter. Cette fois, la morale même de l’image s’efface, si tant est qu’une image puisse être morale...
Si les détournements opérés par Toscani-Benetton sont flagrants, ils ne sont pas pour autant plus condamnables que ceux pratiqués par l’industrie de l’information. Vendre explicitement des
vêtements au moyen d’images-choc n’est pas plus moralement incorrect que de vendre implicitement de l’idéologie, de la compassion ou de la sécurité à l’aide de clichés d’actualité. L’image est une marchandise, voilà ce que Toscani et Benetton ne cessent de rappeler, en conjuguant consumérisme et image d’actualité.
Le corps humain tel que le saisit l’actualité serait donc condamné à l’obscène ? Décevant, si l’on se souvient des témoignages sociophotographiques de pionniers tels que John Thomson (Street Life in London, 1877) ou encore Jacob Riis (How the Other Half Lives, 1890), consacrés aux miséreux ou aux exclus. Leur perspective était authentiquement caritative, la photographie jouait pour eux le rôle d’avertisseur social... Est-ce si inconcevable aujourd’hui ?
Renoncer au misérabilisme de la photographie humanitaire sans sombrer dans l’optimisme désuet de la photographie humaniste, voilà un défi que certains photographes parviennent à relever. Je pense notamment aux travaux récents de Luc Delahaye réalisés en Afghanistan (cf. L’Œil n° 548). Bien qu’elles montrent parfois l’horreur, les images de Delahaye sont silencieuses, discrètes, réservées, aux antipodes de la vulgarité tonitruante des images de presse. Renouant avec le décorum de la représentation historique classique, tout en prenant acte de l’héritage des pionniers de la photographie de reportage, Luc Delahaye réalise des vues panoramiques qui, contrairement à la photographie humanitaire, ne dépossèdent pas le sujet de ses attaches culturelles. Par la photographie, Delahaye inscrit le sujet dans une histoire.
Il y a bien toujours, cela étant, peu ou prou mise en gloire du corps humain « réel ». Et je songe là à l’exemple tutélaire que représente l’exposition « The Family of Man », conçue par Edward Steichen en 1955, une construction métaphorique pour faire valoir la grandeur du destin de l’humanité, plus qu’un « témoignage »...
« The Family of Man » est en effet une référence obligée en matière de représentation humaniste du corps humain. Une représentation, s’agissant de la palette des humeurs humanistes, d’où toute détresse morale est proscrite. S’il y a de la misère, celle-ci n’est que conjoncturelle, passagère, elle ne constitue toujours qu’une étape à l’intérieur d’une dialectique garante d’espoir. La photographie humaniste privilégie du reste les thèmes susceptibles de susciter un sentiment d’appartenance collective, tels que le travail, évidemment, mais également les fêtes nationales, en France les 14 Juillet surtout. Robert Doisneau et Gisèle Freund, entre autres, ont photographié l’animation des quartiers populaires lors de bals musettes et ont montré, au travers la représentation de cet exercice républicain, la fraternité d’un peuple. Si la photographie humaniste représente des classes modestes, parfois même défavorisées, celles-ci sont en revanche intégrées à un espace social. La photographie humaniste situe l’homme et la femme dans une perspective collective, ce qui, formellement, se traduit par une prédilection pour les plans d’ensemble. L’usine, le bistrot ou la rue constituent ainsi les principales « scènes » de la représentation humaniste, représentation qui est fondamentalement communautaire. C’est ainsi que, pour l’humanisme photographique, l’individu est partie prenante de l’histoire, responsable de sa destinée et pétri d’espoir.
Bref, ou l’obscène, ou la transcendance, sans rien entre les deux... Vous vous êtes focalisé, par contrecoup, sur une photographie de « disparition ».
Jacqueline Salmon, Willie Doherty, Marie-Jeanne Musiol..., s’attachent qui aux déclassés sociaux, qui à Auschwitz, qui à la violence communautaire en Irlande du Nord. Eux, toutefois, ne mettent jamais personne dans l’image, ils opèrent après coup, après l’événement. Une réactivation du « Ça a été » de Barthes mais sans nostalgie, sans le fond de romantisme cher à l’auteur de La Chambre claire...
Au xixe siècle, la difficulté de photographier les événements dans leur actualité, c’est-à-dire au moment où ils se déroulent, avait pour ainsi dire contraint les opérateurs à représenter l’après-coup de l’événement, c’est-à-dire ce qui reste d’une situation donnée, ce qui résiste le plus à la perte : les ruines d’un incendie, les vestiges d’un conflit armé, la désolation d’un site après une émeute, la carcasse d’une locomotive après un déraillement, etc. Photographier l’actualité consistait alors à exhiber les preuves matérielles d’un incident, autant de métonymies de l’événement que le photographe, ni témoin ni historien mais en quelque sorte scribe, enregistre alors en dehors de tout impératif d’urgence. Certains photographes actuels expriment le besoin de renouer avec ces écritures photographiques, davantage orientées vers l’exploration des propriétés testimoniales de certains sites notoires. L’absence de toute présence humaine dans l’image constitue leur dénominateur commun. Bien qu’elles prennent acte de l’héritage historique du photojournalisme, ces pratiques se révèlent en porte à faux avec les préceptes du photojournalisme d’actualité. Les œuvres qui en émanent montrent ce que la photographie de presse omet habituellement de représenter : les marges de l’événement, la périphérie de l’action, les effets collatéraux, les scories de l’histoire.
Une question essentielle, malgré tout : celle du témoignage. La photographie en est-elle encore un vecteur de qualité ? Sait-elle montrer le corps dans l’histoire ?
La photographie a cédé le monopole à des formes visuelles plus promptes à traduire les chocs de l’actualité. La vidéo amateur est parfois plus efficace pour imprégner durablement les mémoires. Preuve en est le 11 Septembre. Associée à un imaginaire de la représentation événementielle qui appartient au xxe siècle, la photographie peine aujourd’hui à produire des icônes du temps présent. Pourtant, elle mobilise plus que jamais l’attention publique.
Y a-t-il pour la photographie « humaniste » au sens large un avenir autre que l’esthétisation ?
C’est à dessein que Max Kozloff, en intitulant « The Family of Nan » un article consacré à l’œuvre de Nan Goldin, établit un parallèle entre le corpus de cette artiste et celui de l’exposition « The Family of Man ». L’impératif catégorique de recourir au thème de la communauté prévaut en effet dans les deux corpus : humaine et universelle chez Steichen, socialement ciblée chez Goldin. L’iconographie de Nan Goldin, dans la lignée de la tradition photographique humaniste, est dédiée à l’humain, lequel apparaît tantôt heureux, tantôt triste, et cela conformément aux lois du genre. On s’embrasse comme chez Doisneau, on pleure comme chez Boubat, on rit comme chez Ronis, mais sur fond de dépression collective chronique et d’ennui nauséeux.
Le constat d’un surplace, en somme... Comme si la photographie n’avait plus grand-chose à dire du monde réel, sauf à la folkloriser dans les figures clicheteuses du quotidien. Une esthétique régressive ?
À votre avis ? Aux pavés parisiens, Nan Goldin a substitué les intérieurs domestiques délabrés ; au zinc du bistrot, les lits défaits. Dans la photographie posthumaniste, si on peut la qualifier ainsi, l’espace social est à ce point réduit qu’il confine à la sphère de l’intime. Cela participe de la constitution du genre familial, communautaire ou clanique en nouveau paradigme de l’art contemporain.
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Vincent Lavoie : Entre témoignage et spectacle : l’homme selon la photographie d’actualité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°551 du 1 octobre 2003, avec le titre suivant : Vincent Lavoie : Entre témoignage et spectacle : l’homme selon la photographie d’actualité