Peintre de l’avant-garde puis brillant portraitiste mondain, Van Dongen fut le fauve de la première et de la dernière heure. Le Nouveau Musée national de Monaco (NMNM) réévalue et complexifie le parcours de l’artiste.
Chevelure brune relevée ou coupe à la garçonne, pommettes écarlates, lèvres pleines et rouges, regard immense effilé en deux larges fentes noires cernées d’un lourd trait de khôl, la femme de Van Dongen semble n’être qu’une, ou presque. Écuyère, danseuse, cantatrice, lutteuse, cocotte ou femme du monde en quête de frisson sous le pinceau de l’artiste, des chairs rouges et capiteuses d’avant le succès mondain aux minces silhouettes érotisées des élégantes à chapeau et bijoux de l’époque « cocktail », elle se pliera soixante ans durant aux étapes créatrices du peintre sans quitter ce visage aux yeux de biche noircis.
Le peintre des « névroses élégantes » au style « rapin »
Juste avant guerre, Van Dongen bénéficie d’une réputation critique et médiatique d’avant-gardiste sulfureux. Il est celui qui peint nus, filles, clowns et demi-mondaines dans une orgie charnelle de couleurs.
En 1913, Van Dongen a trente-six ans et expose son fameux Tableau, un nu au châle pour lequel posa sa femme Guus. La chair offerte et les poils pubiens tachés de rouge provoquent un scandale tel que la police préférera faire descendre la toile de sa cimaise. Van Dongen est alors prêt à se glisser dans le rôle du portraitiste de l’élite parisienne qui fera du géant hollandais son meilleur chroniqueur. L’intéressé s’y convertit d’ailleurs sans rechigner.
C’est en 1914, dans son nouvel atelier de Denfert-Rochereau que l’artiste commence à donner des fêtes retentissantes. Le tourbillon mondain et « légèrement scandaleux » s’accélère sous la ferme direction de Jasmi Jacob, sa nouvelle maîtresse. Les soirées et bals masqués organisés par Jasmi la Divine et Van Dongen le peintre dans leur hôtel particulier du bois de Boulogne voient passer le tout-Paris.
Pour le couple, c’est aussi l’occasion d’improviser des vernissages à domicile. « Cinq cents personnes, à minuit, remplissaient à tous les étages l’hôtel Van Dongen, dans la paisible rue Juliette-Lambert, rapporte un billet dans la presse en novembre 1928. Des dames en peau et en perles, des messieurs en habit, en smoking, des Montparnassiens en veston avec leur petite amie en pull-over moulant le buste. »
Il n’est pas rare d’y croiser Joséphine Baker, des danseurs des Ballets russes, des acrobates, des boxeurs, des financiers, des ambassadeurs, Matisse, le couturier Paul Poiret, Max Jacob, Marie Laurencin ou même Apollinaire qui ne goûte pourtant guère sa peinture. « De Boni de Castellane dans sa toute dernière splendeur au maharajah de Kapurthala, de toutes les Gould et tous les Rothschild à ses derniers modèles, rapporte le peintre et journaliste Michel Georges-Michel, il y avait là tout le gratin de la terre, contemplant leurs portraits accrochés aux murs comme des pendus en effigie. » Les commandes affluent.
Et la peinture dans tout ça ? « Les bourgeoises sont sottes et insignifiantes, justifie Van Dongen avec une pointe de cynisme en 1921. Les nouveaux riches sont ennuyeux, mais les peintures faites d’après eux sont des chefs-d’œuvre. » Et d’ajouter un peu plus tard : « La règle essentielle c’est d’allonger les femmes et surtout de les amincir. Après cela, il ne reste plus qu’à grossir leurs bijoux. »
Et les bijoux, Van Dongen en peindra. Broches, sautoirs, cabochons, bracelets délicats sur poignet menu ou bague ciselée au doigt d’une main légèrement appuyée sur une hanche, les femmes se font longues, souples comme des roseaux, minces poupées fardées à grands yeux dont les contours se raffinent et les contrastes colorés se sophistiquent. Les formats s’étendent, la critique n’est pas toujours tendre.
« Van Dongen créa un type “rapin” adapté à ce siècle, commente durement Maurice Sachs en 1932, un rapin de luxe, un bohème pour magasin de nouveautés. Après tout, c’est une carrière heureuse en soi, qui ne dérange personne. » Il fut « quelque chose comme le Carolus-Duran de l’après-guerre, analyse encore le critique Jean-Paul Crespelle. Mais il présentait avec les pompiers, ses prédécesseurs, une différence essentielle : s’il se prostituait autant qu’eux en portraiturant des gens souvent méprisables, il le faisait toujours avec talent (...) et, sous la patte enjouée, on sent souvent les griffes de l’ancien fauve ».
« Je suis comme une vache. Je regarde, je peins comme je vois »
L’« ancien fauve », justement. À y regarder de plus près, l’instinctive et violente matière chromatique de Van Dongen ne se contenterait pas d’une brève et fulgurante séquence historique partagée avec Matisse, Derain, Vlaminck et quelques autres. Une séquence aventureuse défiant toutes les conventions et qui aurait brusquement laissé place au commerce d’un talent facile. Qu’il suffise de regarder l’Autoportrait en Neptune de 1922 ou l’intense surface monochrome sur laquelle le peintre pose trois longs corps féminins pour Mademoiselle miroir, Mademoiselle collier, Mademoiselle sofa peint juste après-guerre. Chairs rouges cernées de noir sur fond monochrome écarlate, Van Dongen y ménage quelques jeux de complémentarité et rythme une composition circulaire par des touches de vert.
Si la transgression des couleurs glisse vers la stylisation et le décoratif jusqu’à épuisement, une partie de la critique verra malgré tout dans la facticité des couleurs dont il affuble ses clientes le constat lucide du théâtre social. Conscience morale et résolution formelle main dans la main, la lecture un brin stéréotypée sera souvent reprise. De la même manière que les rouges sanguins, empâtements grossiers et contrastes virulents de couleurs entre 1905 et 1910 devaient trouver dans ce qu’Apollinaire qualifiera de « hontes citadines », motifs populaires du cirque, du carrousel, du bordel ou du cabaret, leurs meilleur alliés. « Devant mes filles nues aux châles violents, les critiques ont craché de l’encre, raconte Van Dongen réécrivant ses années de bohème. Or ce n’était pas tellement par amour de la couleur stridente que j’opposais les rouges aux verts ; (...) j’allais dans des bistrots ramasser les filles qui, pour un café crème, acceptaient de poser quelques heures. Et ces braves gosses portaient en maquillages hurlants l’enseigne de leur métier sur leur visage. C’est ainsi que naît une réputation, et que l’on devient fauve. »
Fauve, Van Dongen l’est devenu autour de 1905 au moment où il opte définitivement pour la figure. Le jeune Hollandais venu des faubourgs de Rotterdam, le fils de bourgeois maltier, s’est installé à Paris depuis six ans. Il met bientôt son trait souple et agressif au service de revues et journaux d’obédience anarchiste. En naturaliste, il peint d’abord Montmartre, des marines et encore quelques paysages hollandais, et puise dans la grammaire néo-impressionniste.
Avec Carrousel de cochons en 1905, le motif explose, menant le peintre aux portes de l’abstraction. La touche se fait tâche dynamique et épaisse, moins optique que sensuelle. Van Dongen tourne le dos aux demi-teintes et au paysage. La couleur hurlante et la déformation chromatique entrent en scène. Moins par goût du subjectif que goût de la matière picturale. « On m’a dit que j’étais un fauve, raconte-t-il en 1949. Peut-être bien. On me demandait : “Pourquoi fais-tu comme ça ?” Moi je suis comme une vache. Je regarde, je peins comme je vois. »
Après le scandale du troisième Salon d’automne en 1905 qui voit les exposants de la fameuse salle VII, Vlaminck, Derain, Manguin, Camoin et Matisse estampillés fauves par le critique Vauxcelles, Van Dongen qui expose deux toiles fait siennes ces transgressions de couleur. Mais là où les fauves s’emparent du paysage, Van Dongen en reste intensément à la figure qu’il peint avec des couleurs arbitraires comme sorties du tube et déposées en aplats.
La pâte du fauve devient plus mondaine
Les mouvements érotisés des corps obéissent alors strictement à la composition. Ces années-là sont décisives. Acrobates, prostituées, danseuses, il peint ses maîtresses du moment – Nini, des Folies-Bergère, Anita, danseuse bohémienne, etc. Il peint par gros empâtements une lumière chaude et fiévreuse, des contours grossiers cerclés d’une bande colorée. Il peint les Lutteuses de Tabarin, une assemblée de corps massifs cernés de cramoisi, visages empourprés tachetés de jaune sur fond rouge sang.
La peinture de Van Dongen s’est faite corporelle et ardente alors même que Matisse et les autres se sont déjà éloignés des prescriptions subjectives des fauves. Le succès vient irrésistiblement. Les motifs changent. Moins de cirque et de Butte. Moins de vulgarité voluptueuse, plus de décoratif. Moins d’outrance des couleurs et de la pâte et plus de mondaines. « L’artiste pétrit la substance de ses chairs avec des verts où le jour s’argente, écrit malgré tout le critique Marius-Ary Leblond en 1908. Les faces empourprées et verdissantes, les joues cramoisies et bosselées, les bouches fleurissant dans un enveloppement de lumière chair, donnent la sensation du mystère en pleine lumière charnelle ».
1877 Naissance à Rotterdam. 1899 Installation à Paris, rue Ordener à Montmartre. 1905 Expose au Salon d’automne qui voit la naissance des « fauves ». 1906-1907 S’installe au Bateau-Lavoir. 1927 Première rétrospective au Stedelijk Museum à Amsterdam. 1942 Succès de sa rétrospective à la galerie Charpentier. 1942 S’installe avec sa dernière compagne Marie-Claire et son fils à Monaco. 1968 Mort de Kees Van Dongen.
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Van Dongen
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Kees Van Dongen, 1877-1968. Rétrospective », jusqu’au 7 septembre 2008. Nouveau Musée national de Monaco, 4, quai Antoine Ier. Ouvert tous les jours de 12 h à 19 h. Tarifs : € et 3,50 €. www.nmnm.mc
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°604 du 1 juillet 2008, avec le titre suivant : Van Dongen