PARIS [25.03.13] - Eclats de rires en forme d’exutoires lancés à la face du monde, les autoportraits désabusés de Yue Minjun étaient visibles à la Fondation Cartier tout au long de l’hiver.
Eric Tariant : Quand et comment est né pour la première fois le personnage grimaçant qui est devenu votre signe distinctif ?
Yue Minjun : C’est au début des années 1990 qu’il est apparu. A l’époque, je venais tout juste d’obtenir mon diplômé universitaire. Je vivais dans un village de peintres situé au Nord-Ouest de Pékin, à côté de l’ancien Palais d’été. Je cherchais alors à peindre ce que je ressentais. Le monde de l’art chinois était alors traversé par la Vague de 1985. Les œuvres conceptuelles et expérimentales qui fleurissaient à l’époque ne me touchaient pas. C’est à cette époque que j’ai commencé cette série.
E.T. : Vingt après, vous retrouvez-vous toujours à travers ce personnage ricanant ?
Y.M. : Je reste toujours le même homme. C’est triste, mais c’est comme cela.
E.T. : Pourquoi vous mettez vous en scène dans vos tableaux ?
Y.M. : Au début, j’ai pris comme modèle des amis et des personnes de mon entourage. Par la suite, j’ai souhaité, un peu comme cela se fait cinéma, mettre en scène une vedette qui serait susceptible d’interpréter différents rôles. C’est finalement moi que j’ai choisi de mettre en scène, comme une vedette de films en films.
E.T. : On peut voir vos œuvres, dans des musées et galeries, un peu partout dans le monde. Travaillez vous seul, ou êtes vous assisté de collaborateurs ?
Y.M. : Je réalise moi-même la plupart de mes œuvres, à l’exception des ready made et des collages pour lesquels je fais appel à des assistants.
E.T. : Qu’en est-il de vos sculptures ?
Y.M. : Vous m’avez piégé. (rires). J’ai en effet des assistants qui travaillent avec moi sur les sculptures. Et j’interviens à des moments clés.
E.T. : A quel rythme travaillez-vous ?
Y.M. : Je travaille tous les jours, toujours en lumière naturelle. Je n’aime pas travailler en lumière artificielle ou la nuit. Je fais partie de ces artistes qui ont besoin de travailler continuellement et pas par à coups. J’ai un rythme régulier et très stable. Quel est à vos yeux la fonction sociale de l’artiste ? Notre plus grand devoir, notre responsabilité d’artiste consiste avant tout à laisser sourdre ce que l’on ressent au plus profond de nous même. Et à traduire ces sentiments de la façon la plus authentique possible. La recherche de la technique vient au second plan.
E.T. : Avez-vous, comme beaucoup de vos contemporains, été durablement marqué par la Révolution culturelle ?
Y.M. : La révolution culturelle a marqué de son empreinte toute notre génération. C’est une sorte de mémoire collective que nous partageons.
E.T. : Cette empreinte de la Révolution culturelle apparaît-elle plus particulièrement dans votre toile intitulée Exécution ? Ou évoque t-elle davantage la répression de Tian an Men ?
Y.M. : Cette œuvre n’est pas liée à un événement précis. Picasso, Goya, Manet, ont peint, eux aussi à leur époque, ce type de sujets. Je m’inscris en quelque sorte dans cette lignée là. Il ne s’agissait nullement pour moi, avec cette toile, d’établir un rapprochement avec un événement précis, mais plutôt d’essayer d’exprimer ce que pourrait être une attitude à adopter, en Chine, dans un climat de conflit. Le XXe siècle a été émaillé de nombreux conflits. J’ai voulu rendre compte de la cruauté de ce siècle, et des solutions que l’on pourrait adopter face à ces conflits.
E.T. : Avez-vous conservé des relations avec les artistes du mouvement du Réalisme cynique ?
Y.M. : Nous sommes restés amis. Nous continuons à nous voir et à passer de bons moments ensemble. Le Réalisme cynique était une étape dans l’évolution de l’art contemporain chinois. Les mêmes thèmes ont été déclinés dans le domaine littéraire, et dans celui du cinéma. Il était un peu réducteur de regrouper toutes ces œuvres sous cette appellation. Ce faisant, les observateurs sont passés à côté de quelque chose de plus profond que nous cherchions à exprimer. Il s’agissait surtout de témoigner de notre profond malheur, d’un malheur qui confinait presque à la tragédie. De représenter ce qu’il y avait de plus tragique par le moyen du comique.
E.T. : Ce rire que vous déclinez de toile en toile serait en quelque sorte un rire de survie dans un monde absurde ?
Y.M. : C’est tout à fait cela. C’était en même temps une forme de stratégie. Il me fallait parvenir à exprimer quelque chose en utilisant des thèmes qui puissent être acceptés par le monde extérieur. Les hommes ricanant qui peuplent mes toiles ne sont joyeux qu’en apparence. Quand on y regarde à deux fois, on s’aperçoit qu’ils portent le plus grand malheur au plus profond d’eux-mêmes.
E.T. : Quel regard portez-vous sur l’évolution de la Chine depuis une quinzaine d’années et sur le modèle occidental que la Chine a choisi de suivre?
Y.M. : Vaste sujet. La situation que vit la Chine n’est pas le résultat d’un processus récent, mais le fruit de milliers d’années d’histoire. A partir de la guerre de l’Opium, au milieu des années 1840, la Chine a tout à coup ouvert les yeux et pris conscience de son retard par rapport à l’Occident. Il y a eu des efforts, et une valse d’hésitations depuis la dynastie des Tsing jusqu’à la République. Puis, le PC chinois a pris le pouvoir. Nous n’avons pas encore, à ce jour, trouvé notre propre voie, et pas encore opéré un véritable choix. Nous ne voulions surtout pas suivre la voie du Japon en nous occidentalisant complètement. Nous ne pouvions pas non plus conserver notre modèle traditionnel, depuis que la guerre de l’Opium avait mis à jour nos faiblesses. C’est dans ce contexte que le marxisme est arrivé et nous avons choisi d’expérimenter ces idées. La Chine a payé très cher le prix de ces expérimentations. Et le monde entier devrait être reconnaissant de ce sacrifice fait par les Chinois au prix de leur sang.
E.T. : En misant sur l’Occidentalisation du pays, la Chine ne craint-elle pas de perdre son âme ?
Y.M. : Bien sûr. Cette inquiétude est très présente.
E.T. : N’y a-t-il pas une contradiction entre la critique que vous semblez faire du capitalisme et votre figure d’homme ricanant qui est devenue une véritable marque ?
Y.M. : Je ne suis pas un cas isolé. Quand le public se presse à Amsterdam ou ailleurs pour voir des peintures de Van Gogh, ne cherche t-il pas aussi à admirer une marque, celle de Van Gogh ?
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Yue Minjun : « Représenter le tragique par le moyen du comique »
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Légende Photo :
Affiche de l'exposition Yue Minjun, l'ombre du fou rire à la Fondation Cartier pour l'art contemporain
Yue Minjun, Untitled, 1994 Huile sur toile. Collection privée. © Yue Minjun