A l'honneur à la Fondation Cartier, le très coté artiste chinois Yue Minjun lance à la face du monde ses éclats de rire en forme d'exutoires.
Réservé, le visage impassible, presque fermé, Yue Minjun est à des années lumières de ses autoportraits hilares, remuants et exaspérants, dans lesquels il se représente bouche béante et yeux fermés. Enfoncé dans un canapé, veste col Mao et cigarette au bec, il se dissimule derrière ses volutes de fumée, rosit à l’évocation de la « marque » Yue Minjun qu’il essaime depuis vingt ans de musées en galeries, et de foires d’art contemporain en biennale, avant de remplir à nouveau imperturbablement de thé vert les tasses de ses invités.
Entouré de murs en briques claires, son grand atelier est planté au fond d’une impasse sans âme, à l’image du village de Songzhuang où il a posé ses valises au milieu des années 1990. Le jardin est peuplé de chats, de jeux d’enfants et de sculptures ricanant. C’est ici, à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Pékin, qu’il peint, à deux pas des ateliers de Zhang Xiaogang et de Yang Shaobin, deux autres stars de la scène contemporaine chinoise. Des centaines de galeries et des dizaines de musées privés jalonnent ce village-rue surréaliste qui a des airs de ville de Far West. Développement à la mode capitaliste oblige, Songzhuang, devenue une véritable marque, a son propre logo et son Musée de la ville, grand bâtiment mal fagoté, dirigé par Li Xianting. Personnage incontournable de la scène artistique nationale, ce critique d’art est l’inventeur du terme de réalisme cynique, le mouvement né en 1992 dont Yue Minjun, Liu Wei et Fang Lijun sont les principales étoiles. « C’est Li Xianting qui a aidé Yue Minjun à établir sa renommée sur la scène chinoise, puis mondiale grâce à l’édition 1999 de la Biennale de Venise », explique Li Xin, jeune artiste né au bord du fleuve Jaune.
Réaliste cynique
« Il est génial ! Complètement à l’inverse de sa peinture, doux, discret, d’une gentillesse extrême », s’enthousiasme Hadrien de Montferrand, galeriste français installé à Pékin. Fidèle en amitié, Yue Minjun aime retrouver ses anciens copains du réalisme cynique autour d’un dîner arrosé d’alcool de riz ou d’un bon verre de vin français. Réaliste cynique Yue Minjun ? L’artiste n’aime pas trop qu’on le réduise à cette étiquette. « C’était une étape dans l’évolution de l’art contemporain en Chine, lance t-il. C’est un peu réducteur d’appréhender nos œuvres à partir de ce mot-valise. Nous cherchions avant tout, par l’exutoire du rire, à faire partager le malheur très profond que nous éprouvions et qui confinait à la tragédie. »
Conçus au début des années 1990, ses personnages unidimensionnels, comme dirait Herbert Marcuse, bouche béante, rire crispé et peau rose bonbon sont sa marque de fabrique. Il les promène de toiles en toiles, insérés dans des univers cocasses ou surréalistes : à califourchon sur des oiseaux migrateurs (Sky, 1997), perchés sur un rocher perdu au milieu de l’océan (Isolated island, 2010), sautillant en maillot de bain entouré de dinosaures (AD 3009, 2008). Parfois, des boîtes crâniennes, scalpées comme des œufs à la coque privés de couvercle, s’échappent une envolée de petits ballons rose vif.
C’est à cette époque, après quelques tâtonnements, qu’il a trouvé sa patte et a commencé à se mettre en scène à la manière d’un réalisateur de cinéma. Répétitions de personnages ricanant identiques à l’expression stéréotypée, absurdité ou cocasserie des situations. Privés d’indication de temporalité, ses tableaux dérangent et désorientent le spectateur.
Regard ironique et désabusé sur la Chine contemporaine, ses toiles sont aussi une charge contre la propagande à la gloire de Mao ou du Parti communiste chinois omniprésente pendant les années de plomb de la Révolution culturelle. Elles dirigent aussi une critique en règle contre la société de consommation et l’uniformisation de la Chine bousculée par un capitalisme décomplexé. Yue Minjun n’est pas loin, dans sa critique, du ton d’un George Orwell dénonçant, dans 1984, Big Brother, figure métaphorique d’un univers policier et totalitaire transformé en une société de surveillance privée des libertés fondamentales. « Quand le rire se fige en rictus uniforme, bouche ouverte en banane ou croissant de lune, et les yeux fermés, ce rire stéréotypé fait écran à toute quête d’intentionnalité, il dresse un mur, interdit le dedans, bloque toute sensibilité, écrit le philosophe et sinologue François Jullien dans le catalogue de l’exposition de la Fondation Cartier. […] Le mécanique est bien là, sous son placage, le vivant a disparu », conclut-il.
Icônes de l’art contemporain
Yue Minjun est aujourd’hui l’un des artistes chinois les plus connus au monde. Ses personnages tordus de fous rires, véritables icônes de l’art contemporain, l’ont rendu célèbre en dehors des petits cercles de l’art contemporain. « En Chine, c’est une véritable star qui doit se protéger de la ferveur de ses fans », témoigne la galeriste Daphné Mallet installée dans les hutongs [étroites ruelles traditionnelles] de la capitale chinoise. À Pékin, les vernissages de ses expositions organisées par la Pace gallery sont très courus. On y croise des top modèles et des nuées d’admiratrices en robes longues affublées de rivières de diamant. En l’espace d’une dizaine d’années, sa cote a littéralement explosé. Elle est passée de quelque 20 000 à 30 000 dollars, à la fin des années 1990, à plusieurs millions de dollars aujourd’hui. Execution, une de ses œuvres maîtresses figurant quatre hommes en slip face à un peloton d’exécution tordu de rire, feignant de les mettre en joue, s’est vendue 4,2 millions de dollars en 2007. Une autre, Gweong-Gweong, adjugée plus de 7 millions de dollars chez Christie’s Hongkong en mai 2008, n’aurait cependant pas été réglée par son acquéreur. Ayant fait fortune, l’artiste vit grand train dans une belle maison avec jardin à Pékin et roule dans de grosses berlines. Il est propriétaire d’une chaîne de restaurants avec son ami Fang Lijun.
Né en 1962 dans une famille ouvrière de Daqing, Yue Minjun se lance, en 1985, dans des études d’art à l’école normale de la Province de Hebei. Face à l’incurie de ses professeurs, le jeune homme apprend le métier auprès d’artistes plus expérimentés qu’il côtoie dans le village de peintres de Yuanmingyuan, au nord ouest de Pékin, où il s’installe. Certains peignent des paysages traditionnels, d’autres réalisent des affiches pour le cinéma. Au climat d’euphorie de 1985 lié à l’assouplissement de la censure du pouvoir sur la culture succèdent les manifestations étudiantes de 1986 et 1987, puis le Printemps de Pékin écrasé dans le sang en juin 1989 par Deng Xiaoping.
« Il est vrai que la période qui a suivi 1989 a été marquée par l’absence d’espoir », lance l’artiste dans une langue de bois toute chinoise. C’est dans le sillage de ces années douloureuses qu’est né, en 1992, le mouvement du réalisme cynique. « Nous préférions alors avant tout peindre les choses que nous ressentions, même si elles étaient laides et négatives », explique Yue Minjun.
Pris au piège
Vingt ans après avoir lancé ses premiers rictus grimaçants, n’est-il pas aujourd’hui prisonnier de cette marque déclinée dans des centaines de toiles, des milliers de dessins et autres produits dérivés ? Prisonnier de cette icône, devenue une poule aux œufs d’or, que ne cessent de lui réclamer galeristes, commissaires d’expositions et directeurs de musées ? Pour répondre à la demande du marché et fournir plus de tableaux, l’artiste a mis les bouchées doubles et recruté des assistants. D’où, des « tableaux désormais moins habités et plus répétitifs », souligne Jean-Marc Decrop, expert en art contemporain d’Asie et du Moyen-Orient. « Quand Yue Minjun a essayé de sortir de cette marque qui l’a rendu célèbre, ce fut une catastrophe. Il souffre d’un réel manque d’inspiration dont a témoigné la série de tableaux plutôt vides qu’il a exposée à la Biennale de Shanghai au milieu des années 2000 », poursuit Decrop. Sa récente rétrospective au Chengdu Contemporary art center, où il a montré des œuvres naïves marquant un retour à l’encre et au paysage chinois traditionnel, n’a pas non plus été très convaincante. « Il est entré dans une spirale descendante. L’afflux d’argent et l’aisance matérielle se sont traduits par une perte d’inspiration », assène Xi Lin.
Hadrien de Montferrand, qui côtoie le peintre depuis plusieurs années, juge, lui, son travail « très créatif ». Le galeriste évoque ses récents « paysages labyrinthes en noir et blanc », ses « portraits complètement déstructurés d’un cubisme poussé à l’extrême » et ses copies de tableaux de grands maîtres duquel l’artiste a soustrait toute présence humaine. Comme L’Assassinat de Marat de Jacques-Louis David dans lequel le révolutionnaire français a mystérieusement disparu de sa baignoire. Ici, Yue Minjun retrouve la fonction sociale du rire dévoilée par Bergson dans son essai paru en 1900. « Le rire, écrit le philosophe, cache une arrière-pensée d’entente, une complicité avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires. »
1962 Naissance à Daqing dans la province du Hei Long Jian en Chine
1985 Études à l’école normale de la Province du Hebei
1992 Naissance du mouvement du réalisme cynique
1995 Installation dans le village d’artistes de Songzhuang
1999 Exposition à la Biennale de Venise
2007 Exposition au Queens museum de New York
2012 Première exposition en Europe avec « L’ombre du fou rire » à la Fondation Cartier
2013 Exposition à la galerie Templon
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Yue Minjun, artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°384 du 1 février 2013, avec le titre suivant : Yue Minjun, artiste