Pierrette Bloch, un point c’est tout

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mai 2003 - 1287 mots

De grands collages faits de papiers et de bristols déchirés et découpés dont les aplats sont chargés d’encre noire. Une étroite bande de papier blanc parcourue tout du long par une succession de petits points faits à l’encre de chine. Une grande feuille tout entière recouverte de taches noires laissées par l’empreinte d’un pinceau. Un simple fil de pêche tendu sur lequel ont été confectionnées toutes sortes de nœuds et de boucles en crin. Du crin, de l’encre, du papier, des pinceaux, l’œuvre de Pierrette Bloch est d’une incroyable économie de moyens mais, paradoxalement, cette économie est très exactement aux antipodes de ce sur quoi elle débouche. Une exposition au musée Picasso d’Antibes lui rend hommage.

Dans son ouvrage intitulé Point – Ligne – Plan, sous-titré Pour une grammaire des formes, Kandinsky s’applique à démontrer, avec une radicalité qui n’a d’égal que sa conviction à ne plus jamais recourir à l’idée de sujet, comment le point est l’élément originel de toute peinture. Tout en prenant soin de le figurer tout seul au milieu de sa page, l’artiste note dès les premières lignes qu’il consacre à l’étude de cet étrange objet : « Le point, arraché ainsi à sa position habituelle, prend maintenant l’élan pour faire le bond d’un monde à l’autre, se libérant de sa soumission et du pratique-utilitaire. » Fort de son
indépendance, le point « commence à vivre comme un être autonome et de sa soumission il évolue vers une nécessité intérieure », poursuit Kandinsky. Comment ne pas placer la démarche de Pierrette Bloch sous l’autorité de cette réflexion quand on sait que ce qui lui importe est de « faire quelque chose dans l’espace » ?

Le lieu originel
Parce qu’il est le lieu originel de toute fécondation du plan, parce qu’il détermine un territoire absolu à l’écart de tout système référentiel, parce qu’il est susceptible d’une déclinaison à l’infini sans pour autant jamais se ressembler, le point est à l’évidence le seul être plastique qui peut permettre à l’artiste de réaliser son projet. Exigeant humilité et silence tant de celui qui le met en œuvre que de celui qui en contemple les déclinaisons, le point impose comme un suspens de la parole, du moins de la parole haute. S’il relève en revanche de la voix haute de la pensée, c’est qu’il est fondamentalement de l’ordre du dessin. D’un dessin tendu. À cet égard, il procède d’une sorte de rumeur ruminée au plus profond de l’être, en son for intérieur, et la forme extérieure dans laquelle il se décline l’associe alors à une litanie prononcée sans fin. Face aux œuvres de Pierrette Bloch monte alors à l’oreille le son grave et puissant du « om » que font entendre les yogi au début et à la fin de leurs exercices en vue d’emplir leur être d’un maximum d’espace. Une même concentration, un même silence, une même étendue. Le monde tout entier condensé dans l’unité d’une simple intonation. D’une simple ponctuation. Pour Pierrette Bloch, un point c’est tout.
Née à Paris en 1928, installée en Suisse pendant la guerre, l’artiste retourne à la capitale après celle-ci et y fréquente successivement les ateliers de Jean Souverbie, d’André Lhote puis d’Henri Goetz, tout en s’intéressant au mime et à la danse. Si la première peinture à l’huile qu’elle réalise en 1942, alors qu’elle n’a que quatorze ans, présente un petit paysage plongé dans l’obscurité, celles qui inaugurent son œuvre à l’aube des années 1950 en confirment l’esprit. Abstraites et sombres, elles partagent avec le travail d’un artiste comme Soulages – avec lequel elle se lie d’une amitié qui perdure encore aujourd’hui et dont elle a un ensemble d’œuvres remarquables – les mêmes préoccupations d’espace et de lumière. Le choix qu’elle fait de s’en tenir à un vocabulaire plastique extrêmement simplifié, qui, du point, la mène aux sculptures de crin, relève d’un parti pris volontiers ascétique et d’une pratique artistique envisagée comme une discipline. 

Le geste à l’infini
Deux photographies récentes, prises dans son atelier du XIVe arrondissement où elle est installée depuis un demi-siècle, montrent l’artiste au travail. Ici, on la voit debout, la main gauche appuyée sur une table, l’autre tenant du bout des doigts un pinceau qu’elle applique sur une feuille de papier ; là, on ne voit que ses mains en train de boucler un fil de crin, sans doute assise sur la haute chaise qu’elle utilise pour faire ce travail. Ici et là, tout un rituel – voire un cérémoniel – fondé sur la gestique d’un temps et d’un espace autres. Ni d’une époque révolue, ni d’un âge à venir, mais d’un monde différent – le sien propre – tout à la fois physique et métaphysique.
De fait, l’art de Pierrette Bloch repose sur la mise en jeu d’une matérialité rudimentaire et d’un formalisme réduit à sa plus simple expression dont le risque serait de ne reproduire inlassablement que le même objet s’il n’était le fruit d’une pensée forte. Il est des gestes que l’on peut répéter infiniment sans que jamais ils ne soient identiques. Comme il en est d’un chemin que l’on croit connaître par cœur, pour le faire et le refaire sans cesse, et qu’un rien en distingue chaque fois le trajet. Un rien multiplié à l’envi, qui spécifie chaque expérience, déterminant pour finir celle-ci à l’ordre d’un exercice expressément spirituel. Qu’il s’agisse de points, de boucles ou de nœuds, c’est un geste chaque fois « proche et différent » qu’exécute l’artiste. Un geste qui n’engendre jamais la même forme et que singularisent tout en même temps, ici, la densité de la ponctuation, le mouvement qu’elle génère et son degré d’occupation de la feuille, là, la diversité des boucles, la liberté des bribes et le jeu combiné de leurs ombres portées sur le mur.
Dans cette façon qu’il a de s’informer de l’alignement de signes et de leur arrangement en vue de créer une composition, l’art de Pierrette Bloch s’apparente à une pratique proche de l’écriture. À l’instar du fait de littérature, c’est de l’appréhension de son développement et de son extension dans l’espace et le temps qu’il fait sens, à ceci près qu’il ne relève d’aucune procédure narrative sinon à dire sa propre histoire, à la livrer dans la brutalité physique des signes qui la constituent. Points, nœuds et boucles sont offerts au regard sans commentaire, mis en ligne sans aucune relation contingente avec le réel. Il n’y a d’ailleurs dans son travail aucune idée de point d’origine, ni de point d’arrivée, ni d’aller, ni de retour. Il n’est question que d’une sorte de tracé, à l’état d’épure, dont le développement procède d’une façon pleinement autonome et qui sanctionne une incroyable liberté de faire. Chez Pierrette Bloch le dessin est rendu à son état le plus élémentaire quand il ne désigne aucune autre forme que celle que le matériau veut bien prendre. Un peu comme s’il voulait faire entendre enfin sa propre voix dans les déliés d’une boucle et dans les jeux insoupçonnés de la simple tache d’un point. Ce qui compte chez cette artiste est en deçà de toute considération formelle. Les notions de rythme et de tonalité, de vide et de plein, de détente et de concentration sont les vrais motifs d’une œuvre sans concession qui quête après un absolu et qui a fait le choix d’y tendre plutôt que de chercher à en donner une quelconque image.

L'exposition

« Pierrette Bloch. Lignes et crins » est ouverte du 15 mars au 1er juin, tous les jours de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h ; fermé le lundi et le 1er mai. Tarif : 4,60 euros, tarif réduit : 2,30 euros. Musée Picasso, château Grimaldi, Antibes, tél. 04 92 90 54 20, www.-antibies-juanlespins.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Pierrette Bloch, un point c’est tout

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