La maison de Zola, l’auteur de « J’accuse », accueille le premier musée dédié à l’affaire Dreyfus. Une institution vivante et immersive qui convoque la sensation sans rien sacrifier de l’exactitude scientifique.
Quelle étrange silhouette ! Ce qui frappe le pèlerin qui vient sur les pas d’Émile Zola, ce n’est pas tant la majesté de la maison de campagne qu’il s’est fait construire à Médan que son allure incongrue. En 1878, l’auteur jette son dévolu sur cette bucolique commune des Yvelines, « un trou charmant » où il espère trouver le calme et l’inspiration. L’écrivain investit les droits d’auteur de L’Assommoir dans « une cabane à lapins » qu’il va agrandir au gré des succès de librairie. La bâtisse est ainsi flanquée d’une tour carrée, dite Nana, puis d’une tour hexagonale bâtie grâce aux recettes de Germinal. Un comble pour cette demeure truffée d’objets d’art, de bibelots et de meubles précieux. L’auteur se mue en effet en architecte et dessine les plans, l’agencement, et décide du décor.
Pour la salle de billard, il commandite par exemple de superbes vitraux à Babonneau et un plafond inspiré de celui du château de Beauregard. Avec son épouse Alexandrine, il s’adonne aussi à sa passion du bric-à-brac, chinant instruments de musique, cuirs de Cordoue, porcelaine chinoise ou encore des carreaux de Delft. Ensemble, ils font de cette demeure un collage éclectique typique de l’époque. Le saint des saints est évidemment son cabinet de travail, un sanctuaire où il écrivait quatre heures tous les jours, fidèle à la devise Nulla die sine linea (« Pas un jour sans une ligne »), maxime qui orne toujours la cheminée flanquée de deux improbables armures médiévales.
Ce petit paradis ne survivra toutefois pas longtemps à la disparition de Zola en 1902. L’année suivante une partie du mobilier et des terres est vendue. Puis, en 1905, sa veuve fait don de la maison à l’Assistance publique. Il faudra attendre quatre-vingts ans pour qu’elle se dévoile au public. Mais le sauvetage ne commence réellement qu’en 1998 sous l’égide de Pierre Bergé. L’homme d’affaires, convaincu par François Mitterrand de la nécessité de sauver ce lieu de mémoire, prend les rênes de l’association gérant la maison d’écrivain et y injecte des sommes faramineuses et son expertise. Après une solide campagne scientifique, commence en 2011 un long chantier pour restaurer les décors et reconstituer l’aménagement à partir des nombreuses photographies ; le Graal étant de retrouver le meuble ou l’œuvre authentique. Quand cela s’avère impossible, les équipes dénichent un équivalent chez les antiquaires ou font réaliser des copies comme dans le cas des petites Vierges à l’Enfant. Il aura fallu dix ans pour accomplir ce rêve, mais aussi mener à bien l’autre chantier crucial voulu par Pierre Bergé : créer enfin un musée dédié à l’affaire Dreyfus.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, tant cette affaire est incontournable dans l’histoire de France, il n’y avait en effet pas de musée permanent ni de véritable lieu de mémoire consacré à cet événement fondamental. Une absence pourtant guère étonnante quand on creuse et que l’on s’intéresse à la difficile patrimonialisation de cette affaire imprescriptible. On se souvient notamment dans les années 1980 des tribulations de la statue de Tim Hommage au capitaine Dreyfus. Prévue pour être installée dans la cour de l’École militaire, là où il fut dégradé, l’œuvre a été installée aux Tuileries puis finalement transférée dans un square du boulevard Raspail. Et, aujourd’hui encore, au sein de l’École militaire, seule une discrète plaque rappelle ce scandale d’État.
Autre cas d’école, en 1994, le centenaire de l’affaire n’est pas inscrit aux célébrations nationales, le président Mitterrand arguant qu’on « ne commémore pas une défaite républicaine ». Tandis qu’en 1998, le centenaire de « J’accuse » n’est commémoré qu’au terme d’une âpre bataille politique. Ce blocage institutionnel se retrouve aussi dans la sphère culturelle puisqu’il n’y a eu aucun film réalisé en France sur l’affaire entre le film de Méliès (1899) et celui de Boisset (1995). Côté musées, seul un espace existait au sein des Champs Libres de Rennes. Il était donc plus que temps de créer ce lieu indispensable.
D’autant que les collections de documents, d’archives, d’objets et d’œuvres d’art sur le sujet ne manquent pas. Bien au contraire, car cette histoire a donné lieu à une production-fleuve à la fin du XIXe siècle. Combat judiciaire, cette affaire médiatique qui a divisé l’opinion et suscité des quantités inimaginables de supports de communication allant du tract au pin’s, en passant par la presse illustrée, le papier à cigarette et de nombreuses statuettes. Situé dans le lazaret qui jouxte la maison de Zola, le musée se veut exemplaire. Il décrypte les origines et les mécanismes de l’affaire, notamment les stratégies des dreyfusards comme celles de leurs opposants. Moderne, accessible, vivant et immersif, il convoque la sensation sans rien sacrifier de l’exactitude scientifique. D’inventifs dispositifs permettent de ressentir littéralement l’omniprésence de cette affaire dans la société de la Troisième République, tout en soulignant subtilement la persistance de certaines problématiques à notre époque. Un modèle du genre !
La salle d’exposition sise dans la Maison Zola, entre le bureau de l’écrivain et la lingerie, ne pouvait rêver meilleur sujet pour sa manifestation inaugurale. Ses cimaises donnent en effet carte blanche à Jean Dytar et sa bande dessinée # J’Accuse … ! qui est un des phénomènes littéraires de la rentrée. Le dessinateur déploie une sélection de planches originales de son ouvrage hybride mêlant les codes du 9e art, l’esthétique de la presse illustrée du XIXe siècle, mais aussi des dispositifs médiatiques contemporains. Les contours des planches se muent ainsi en écrans d’ordinateur et les témoignages et articles de l’époque sont transposés dans l’univers des réseaux sociaux et d’Internet. Tout en respectant la chronologie des faits et les propos des protagonistes, l’auteur instille un troublant décalage anachronique qui renforce encore la modernité des débats et qui montrent que, hélas, certains mécanismes n’ont guère changé depuis. Omniprésence des fake news, de l’antisémitisme, sans oublier les éditorialistes en quête effrénée de buzz… : cette affaire apparaît encore furieusement d’actualité.
Isabelle Manca-K.
Maison Zola – Musée Dreyfus, 26, rue Pasteur, Médan (78). Du mercredi au dimanche, de 10 h à 17 h 30, sur réservation uniquement. Tarifs : 9,5 € et 6 €. www.maisonzola-museedreyfus.com
Tout le monde a en tête le portrait officiel de trois quarts du capitaine Dreyfus reproduit à d’innombrables reprises. Le musée dévoile d’autres clichés moins célèbres, mais tout aussi percutants, à l’image de ce document longtemps resté confidentiel. Et pour cause, car cette photographie juvénile faisait partie de son dossier de l’École polytechnique. Après sa dégradation, un détracteur s’est acharné sur son dossier rayant avec hargne son visage et inscrivant l’injure « traître !!! » sous sa photographie.
Canne antisémite
Difficile d’imaginer la quantité de produits dérivés façonnés en écho à l’affaire, à tel point que l’on a même inventé le terme de « dreyfusiana » pour désigner cette production de gravures, de jeux, mais aussi de médailles ou d’assiettes commémoratives. La canne, accessoire incontournable de la garde-robe de l’homme de l’époque, n’échappe pas à cette mode. Le musée expose ainsi deux cannes, l’une dreyfusarde représentant les protagonistes de l’affaire, l’autre à l’esthétique ouvertement antisémite.
Papiers gommés
Bataille judiciaire, l’affaire est aussi un âpre combat médiatique et les deux camps développent des stratégies de communication qui nous frappent par leur modernité. Ils utilisent entre autres le tract, le confetti antisémite, la chanson populaire, le pin’s. Et même des projections à la lanterne magique qui résument les grandes lignes de l’affaire et démontrent l’innocence de Dreyfus, à la manière de nos PowerPoint. De fragiles papiers gommés, ancêtres des stickers, nous sont également parvenus.
Henry de Groux,"Zola aux outrages"
De Groux fait partie des rares artistes à avoir eu le courage de mettre leurs pinceaux au service de la cause dreyfusarde. Ce tableau puissant témoigne du climat de haine qu’a subi Zola lors du procès de « J’accuse ». Ce soutien artistique est d’autant plus fort que le peintre symboliste s’était fait connaître quelques années auparavant avec un spectaculaire Christ aux outrages. Le parallèle entre la figure christique et le sort de Zola fait scandale et lui fait perdre de nombreux amis et mécènes.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le nouveau Musée Dreyfus, à Médan
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°749 du 1 décembre 2021, avec le titre suivant : Le nouveau Musée Dreyfus, à Médan