CASTRES
Conservateur en chef des musées de Castres et directeur du musée Goya, Jean-Louis Augé raconte la singularité de la peinture espagnole et les liens tissés par les modernes avec les maîtres.
Pourquoi l’histoire de la peinture espagnole a-t-elle fait l’objet d’une redécouverte si tardive ?
Jean-Louis Augé : La méconnaissance de la peinture espagnole s’explique par des raisons à la fois politiques et esthétiques. Politiques, car pendant longtemps l’Espagne s’est trouvée dans une opposition armée avec la France, ce qui a eu des conséquences en matière artistique. Les artistes espagnols étaient alors strictement inconnus en France, même Velázquez. Si vous prenez la première édition de Félibien, en 1679, il n’y est même pas mentionné. Et, dans la seconde, il y figure de façon très modeste.
La diffusion de l’art espagnol a lieu surtout au xixe siècle, lors des guerres napoléoniennes, puis avec l’ouverture de la galerie espagnole de Louis-Philippe au palais du Louvre, qui a eu un retentissement considérable.
Au XIXe, les Français étaient-ils plus enclins à accueillir l’art espagnol ?
Cet intérêt pour l’Espagne va se maintenir pendant tout le XIXe siècle, comme en témoignent les voyages de Théophile Gautier ou d’Alexandre Dumas. L’histoire avec la France est donc ponctuée de moments d’indifférence ou d’ignorance, puis de rapports passionnels liés aux alliances dynastiques de Louis-Philippe ou de Napoléon III.
Par ailleurs, il se pose aussi un problème de sensibilité. Cette redécouverte a lieu en pleine période romantique. Or l’art espagnol est centré sur le réalisme, ce qui surprend les Français et ne correspond guère au goût de cette période, comme en témoignent les nombreuses critiques écrites après la découverte de la galerie espagnole du Louvre.
Qu’en est-il des rapports de l’art espagnol avec les autres pays ?
L’Espagne a entretenu des rapports constants avec l’Italie, notamment politiques, du fait de la présence de vice-royautés espagnoles en Italie.
En termes artistiques, le voyage à Rome était aussi une habitude très forte en Espagne. Elle a permis la pénétration d’influences durables, notamment du ténébrisme caravagesque. Même chose avec l’Angleterre, qui a manifesté un intérêt pour le Portugal et, par ricochet, pour l’Espagne. L’art espagnol a donc été connu et collectionné plus tôt par les Anglo-Saxons.
Doit-on parler d’école espagnole ?
Bien sûr. Cette école est reconnue comme telle, même si en France, elle n’est pas considérée à l’égal des écoles italienne et flamande. Elle brille surtout au cours du Siècle d’or, c’est-à-dire au xviie siècle, grâce à quelques grands maîtres tels que Velázquez ou Zurbarán.
L’art espagnol est à part, il s’adresse avant tout à ses commanditaires. Il ne se conforme pas aux règles du beau et à la hiérarchie des genres telle qu’elle peut exister en France au xviie siècle. Il est éminemment religieux car l’Église est alors très puissante et l’Inquisition veille.
Mais il existe aussi une peinture profane, notamment à partir du xviiie siècle. Jusque-là, le nu n’était pas autorisé, à quelques très rares exceptions près, comme la Vénus au miroir de Velázquez, créée dans des circonstances particulières. Cet art profane ne se développe qu’aux xviiie et xixe siècles.
Quelles sont les caractéristiques principales de la peinture espagnole ?
Elles sont multiples. Mais, en premier lieu, en plus de cette religiosité déjà évoquée, ce sont le sens du réel et surtout l’économie de moyens manifestée par ces artistes qui dominent.
Les peintres utilisent très souvent une palette très restreinte, même si cela peut être nuancé pendant la période baroque. Les artistes espagnols peignent ce qu’ils voient, n’enjolivent pas la réalité. En même temps, ils manifestent aussi une grande connaissance des sources européennes. Depuis le Moyen Âge, l’Espagne a en effet été un creuset d’influences provenant de toute l’Europe. Cela dépasse le cadre de la peinture et concerne aussi l’architecture, où l’on voit se côtoyer le gothique et l’influence romaine, avant d’être balayés par la rigueur de l’Escorial. L’Espagne est une terre de réunion exceptionnelle de tous ces apports avec une période de développement au xviie, nourrie par l’or des Amériques.
Existe-t-il des écoles régionales ?
Il n’existe pas une, mais des Espagne, avec des écoles aux traits spécifiques, en Andalousie, à Valence, en Catalogne, en Castille ou en Aragon. L’empreinte de la géographie et des paysages peut y être très forte. L’école madrilène est ainsi caractérisée par sa grande rigueur.
Picasso, pour sa part, est originaire de Malaga et cela se ressent dans son art. Mais il faut signaler que quelques grands génies débordent de cette frontière et acquièrent une véritable stature internationale. Ainsi du Greco, Crétois d’origine qui séjourne à Rome et à Venise et termine sa carrière à Tolède, où il est attiré par le chantier de l’Escorial. Doit-il être considéré comme grec, italien ou espagnol ? Ribera, à l’inverse, quitte l’Espagne pour s’installer à Naples. Doit-on l’appeler Jose de Ribera ou Giuseppe de Ribera ?
Comment expliquer la permanence de certains thèmes, dont le plus célèbre est le bodegón ?
La permanence de certains thèmes en Espagne demeure liée aux exigences des commanditaires (l’Église, les nobles), mais aussi à un attachement très fort pour le réel, la Nature avec un grand N, dans lequel on veut mettre en avant la présence divine. Le bodegón (nature morte) n’est pas simplement un thème décoratif, il est très souvent lié à une vision symbolique et allégorique : les objets font référence à des épisodes ou des notions religieuses précis. Par exemple, le pain et la grappe de raisin sont le symbole de l’alliance avec Dieu.
Les fleurs ont aussi cette connotation précise : la rose représente l’amour divin, l’œillet l’amour profane, la tulipe la vanité et la démesure… Plus que jamais, les artistes espagnols savent utiliser les choses quotidiennes pour exprimer les sentiments les plus élevés.
Les artistes modernes – tels que Pablo Picasso, Juan Gris ou Salvador Dalí – ont-ils été nourris de cette culture picturale classique ?
Ils ont tous baigné dans ce climat et assimilé cette culture. Picasso en est le meilleur exemple : il a agi comme une véritable éponge. Il a tout copié et a compris très vite l’importance de la peinture espagnole.
De la même manière, il existe dans le cubisme de Juan Gris quelque chose que l’on peut rattacher à cette économie de moyens des siècles précédents, avec sa palette de tons limités aux gris.
Le fait que certains de ces artistes se soient exilés est une autre chose, mais cela ne les a pas coupés de cette culture. L’exil est lié à des circonstances politiques ou économiques, mais aussi au fait que Paris exerce une forte attraction, avant New York ou Londres. Mais malgré cela, y compris dans l’école espagnole de Paris, il existe une permanence de cette manière ibérique.
Quelle filiation s’établit donc entre la peinture de ces modernes et celle des maîtres anciens ?
Tous ces artistes partagent une même tradition d’ouverture. Et la filiation est très forte dans le domaine de la couleur. Contrairement aux Italiens, les Espagnols ne sont pas de grands dessinateurs. En revanche, ils sont en premier lieu de grands coloristes, avant de mettre en exergue un tracé linéaire.
L’une des exceptions à cela étant bien évidemment Picasso, qui sait tout faire : dessiner, graver, peindre et mettre en couleur. Ou encore Goya, qui était lui aussi un grand dessinateur.
Informations pratiques « Cinq siècles de peinture espagnole : du Greco à Picasso » jusqu’au 28 mars 2007. Musée Guggenheim, 1071 5th Avenue, New York. Ouvert de 10 h à 17 h 45 du samedi au mercredi. Nocturne le vendredi. Fermé le jeudi. Tarifs : 13,5 et 11 € environ. Tél. 00 212 4233 5000. www.guggenheim.org
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Jean-Louis Augé : “Il n’existe pas une, mais des Espagne”
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°588 du 1 février 2007, avec le titre suivant : Jean-Louis Augé : “Il n’existe pas une, mais des Espagne”