Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir une œuvre de son musée qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître au public. David Liot, directeur du Musée des beaux-arts de Reims, présente le Portrait du poète Roger Gilbert-Lecomte de Joseph Sima.
Ce portrait du poète Roger Gilbert-Lecomte (1907-1943) a été réalisé en 1929 par Joseph Sima (1891-1971) – artiste bien représenté dans le fonds d’art moderne du Musée des beaux-arts de Reims. Cette œuvre s’avère très importante pour l’histoire de la ville car elle évoque le “Grand Jeu”, mouvement artistique d’origine rémoise, malheureusement longtemps oublié, qui fut à ses débuts proche du Surréalisme.
Quatre lycéens – Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal, Robert Meyrat et Roger Vailland – découvrent la révolution surréaliste. Dans une ville en cours de reconstruction après les terribles destructions de la Première Guerre mondiale, ils fondent en 1924 le “Simplisme” – groupe qui se place dans le sillage de la pataphysique d’Alfred Jarry. Intrépides, provocateurs, ouverts aux expériences les plus insolites destinées à décupler leurs facultés intellectuelles – notamment l’utilisation de stupéfiants –, ils forment une sorte de confrérie secrète au sein de laquelle ils se donnent des surnoms : Gilbert-Lecomte étant Rog Jarl ; Daumal, Nathaniel ; Meyrat, la Stryge et Vailland, Dada. Ce qui les caractérise à cette époque, c’est leur sens de la dérision et leur goût du canular, qui mettent en évidence leur quête de dualité ; notamment leur volonté affirmée de valoriser la distance entre le moi et les pulsions inconscientes. Les Phrères simplistes revendiquent alors “l’intransigeante adolescence”...
Après une première année de médecine à Reims, Gilbert-Lecomte poursuit ses études à Paris en 1927 mais, très vite, préfère fréquenter les milieux artistiques. Sa rencontre avec le Tchèque Joseph Sima est déterminante : les riches échanges que lui et ses amis ont avec le peintre les conduisent à donner naissance au “Grand Jeu” en décembre 1927 et à préparer le premier numéro d’une revue. Ce groupe, qui attire d’anciens surréalistes (Antonin Artaud, Michel Leiris...) ou dadaïstes (Georges Ribemont-Dessaignes...), entretient des relations ambiguës avec André Breton – qui deviennent de plus en plus orageuses, surtout après la réunion du Bar du Château en 1929 (qui devait traiter du cas Trotski) et son soutien à Louis Aragon en 1932 qui conduira à son démantèlement.
La revue est illustrée par des œuvres graphiques et des photomontages de plusieurs artistes : Artür Harfaux, Maurice Henry, Man Ray, André Masson, Joseph Sima... Le thème du “corps fragment” caractérise la plupart de leurs créations.
Le portrait de Roger Gilbert-Lecomte est particulièrement intéressant car il révèle l’esthétique du “Grand Jeu”. En effet, les artistes du groupe s’intéressent au pouvoir hallucinatoire des images. Le portrait devient ainsi un genre privilégié qui donnera lieu à une exposition de onze peintures de Sima à la galerie Povolozki rue Bonaparte à Paris, en novembre-décembre 1930. “Sima médiateur entre l’homme et l’image de l’homme”, écrit, à cette occasion, Gilbert-Lecomte dans un texte magnifique qui est la préface du catalogue. Le poète ajoute à propos de cette peinture : “mon portrait n’est que mon semblable aplati et ce qui veille au creux de mes sommeils m’a vu m’étendre, plat, dans le pays des morts, ainsi. Et si je dis qu’un portrait est vivant, la vie de ce portrait ne s’arrache pas au cœur de son auteur, non plus qu’à celui du sujet peint, mais au grand cœur de la région obscure des limites, là où toutes vies, toutes consciences coïncident, dans la couronne de Nuit-Lumière, au tréfonds de la vie commune, la mère des splendeurs paniques accoucheuses des morts”.
Rappelant certaines œuvres symbolistes, la face inquiétante de Gilbert-Lecomte est une apparition : son corps inconsistant qui se dilue dans un fond indéterminé renforce cette impression. Assurément, la recherche de la réalité intérieure est le but que Sima, le directeur artistique de la revue Le Grand Jeu, s’est assigné dans cette œuvre. De même, ce portrait rappelle l’intérêt des protagonistes du “Grand Jeu” pour la vision extrarétinienne, découverte à Reims grâce aux expériences du Nantais René Maublanc, leur professeur de philosophie.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
David Liot
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°149 du 17 mai 2002, avec le titre suivant : David Liot