CASABLANCA / MAROC
Casablanca, le film, a éclipsé le prestige de Casablanca, la ville. Nous avons tous en mémoire l’atmosphère étouffante du café de Rick (Humphrey Bogart), la beauté d’Ingrid Bergman penchée sur le piano : « Play it again, Sam », la scène finale de l’aéroport. Mais de la ville, qui se soucie ?
Ne dites pas à vos amis marocains que la beauté de Casablanca vous émeut, ils vous croiraient fou. Marrakech, Fès, Meknès, Rabat vous offrent leurs trésors impériaux et vous leur préférez cette ville-champignon, sans foi ni loi, sans âme, sans histoire ! Bien que capitale économique du Maroc et première ville du pays, Casablanca n’est pas marocaine. C’est une greffe, un monstre, le croisement entre un petit port baptisé Anfa par les Arabes, dont la situation stratégique attira toutes les convoitises, et le rêve des colonisateurs français du XXe siècle. Comme le déclare pudiquement le Guide Bleu Maroc dans son édition de 1987, « Casablanca ne possède pas encore les rides aimables de ses sœurs marocaines ». Rongée par son activité frénétique, sa surpopulation, son insouciance du passé, elle est constamment démolie et reconstruite. Mais Casablanca reste la plus belle illustration du rêve moderniste des années 20-50. C’est là que certaines des premières expériences de l’architecture de béton furent tentées, là que s’élaborèrent les plans de la New York de l’Atlantique Est, avec ses gratte-ciel (restés à l’état de projet), ses grandes avenues, son parc, ses équipements sportifs, ses logements luxueux et confortables, ses églises, ses mosquées, ses synagogues, son port conquis sur une mer redoutée.
L’arrogance de l’élan fondateur
Il faut feuilleter de vieilles cartes postales pour comprendre son éblouissante blancheur d’antan, aujourd’hui maculée. Il faut se plonger dans le livre dense et fascinant de Jean Louis Cohen et Monique Eleb, Casablanca, mythes et figures d’une aventure urbaine (éd. Hazan, 1998), pour en mesurer toutes les audaces. Casablanca n’a pas de « rides aimables » et n’en aura jamais. Mais sous la crasse pointe encore la vivacité de ses arêtes cubistes, l’arrogance de son élan fondateur. Il faut boire Casablanca jusqu’à la lie pour en comprendre la beauté violente et l’approcher par là où l’abordèrent les conquérants portugais qui lui donnèrent son nom de Casa Branca au XVe siècle : par la mer. Baignade interdite. L’océan furieux dévore chaque année par dizaines ceux qui ont bravé son assourdissante barre d’écume blanche. La côte bordée jadis d’élégantes piscines offre un spectacle désolé. Le plus vaste, le plus beau peut-être de ces établissements aussi luxueux jadis que ceux de Miami Beach, a été démoli pour faire place à la grande mosquée Hassan II, plaie ruineuse dans l’urbanisme déjà meurtri de la ville. Tournons le dos à cette gigantesque structure dont les contours se noient dans la brume étouffante du port. Oublions les grues et les silos du port industriel, où transitent toujours les phosphates par millions de tonnes. Face à nous, le chaos, les vestiges de l’ancienne ville arabe et des premières traces coloniales, espagnoles puis françaises. Les urbanistes de l’entre-deux guerres n’ont pas eu le temps de tout raser et reconstruire à neuf. La ville est coupée de l’océan par un large boulevard à la circulation assassine, en bordure duquel des tuyaux abandonnés servent d’habitation. La vieille médina, avec ses petites places plantées d’arbres, se cache derrière ses murs. Devenue le siège d’un syndicat ouvrier, la première résidence de Lyautey s’effrite dans son parc à l’abandon. L’ancien aquarium, récemment restauré dans sa pureté Art Déco vous toise impitoyablement du haut de ses fenêtres en hublot. Il faut enjamber ce dédale pour accéder à la ville moderne, à l’orgueilleuse Casablanca qui faisait encore la Une des revues d’architecture dans les années 50.
Des vestiges de la ville européenne
Savourons au passage quelques débris poignants. Ici, une minuscule villa Sam Suffi, boulevard des Mutilés, dont la médiocrité a traversé le siècle ; là-bas, la vieille église espagnole, dont la nef cloisonnée logeait encore plusieurs familles il y a deux ans. La place de l’Amiral-Philibert s’appelait autrefois place du Commerce. On déplore la disparition du café du même nom. Sur l’un des murs de la place étaient placardées toutes les transactions de la ville. Dans la médina, les maisons construites sur des parcelles aux formes irrégulières s’étirent presque toutes en un premier étage à encorbellement : grâce à ce surplomb, l’étage supérieur plus spacieux peut accéder à la forme harmonieuse du rectangle. Les maisons les plus vastes possèdent un patio, mais cette cour est vitrée, à cause de l’humidité insalubre du port. Au Sud du boulevard Tahar El Alaoui (anciennement du IIe Tirailleurs) et de l’avenue des Forces Armées Royales (de la République), dont la percée impérieuse a sectionné à vif et définitivement empêché la médina de croître, se développe ce qui était la ville européenne. La silhouette imposante de l’ancien hôtel de la Compagnie Paquet, magnifique structure de 14 étages, dit la foi dans l’avenir du protectorat, à l’aube de l’Indépendance. Non moins confiante, mais projetée une vingtaine d’années plus tôt, au début des années 30, l’église du Sacré-Cœur était l’un des points de ralliement de la Casablanca coloniale. Bravant l’opinion du maréchal Lyautey, qui aurait préféré un campanile unique, façon minaret, Paul Tournon, son architecte, lui donna les deux tours d’une cathédrale pour en asseoir la monumentalité. Paul Bowles y voyait « l’invention qu’aurait faite un enfant malin utilisant un coûteux jeu de cubes allemands ». Cette falaise massive de béton armé peint en blanc, hérissée de ses deux « aiguilles », semble abandonnée. Il n’en est rien. Sitôt gravies les quelques marches, les stridences d’un vieux poste de télévision signalent la présence d’une famille, qui a élu domicile dans la base de l’une des tours. Mais la nef reste mystérieusement scellée : elle sert de magasin à la caserne voisine. Par une ancienne aération, dont la grille est défoncée, on en hume le parfum de moisissure, presque aussi doux que l’encens. Joyaux rouge et bleu, les vitraux étincellent dans leur résille de béton aux motifs évoquant la calligraphie arabe.
Le grand parc de la Ligue arabe, (autrefois parc Lyautey), est à deux pas. De jolies villas Art Déco se pressent sur ses franges : jardinets déchirés par la couleur violente des bougainvillées, ferronneries martelées. Dans les années 20, sa sextuple allée de palmiers royaux, dont le tronc est aujourd’hui capitonné de lierre, ressemblait à un champ d’ananas. On y a remonté quelques arcades de la « prison portugaise », un des plus anciens vestiges de la ville. Une autre fabrique, les toilettes publiques, évoquent l’un des « cercles » de l’Enfer de Dante. L’ancienne ville modèle se plaît à ces accès de bestialité. Sous le soleil de midi, les hommes annexent l’ombre rare des palmiers, le temps d’une sieste. Autre manifeste de l’ère Lyautey, la place Administrative (place des Nations Unies) est un énorme quadrilatère digne d’une capitale. La médiocre statue équestre du maréchal, qui en occupait autrefois le centre, a été non pas renvoyée en métropole, contrairement au Monument aux morts rapatrié à Senlis pour cause d’arrogance coloniale, mais placé dans le jardin de l’ancienne Résidence.
La réussite de l’art néo-chérifien
Les bâtiments officiels ont tous adopté un modernisme de bon ton, tempéré d’emprunts à l’architecture marocaine traditionnelle. On parlait autrefois, à propos de l’hôtel de ville (la préfecture actuelle) et du palais de justice, de « l’heureuse réussite de l’art néo-chérifien ». Avec sa haute tour de l’horloge, le premier ne manque pas de panache. Mais il faut pénétrer dans la cour intérieure pour en découvrir le charme secret : un triple patio, bordé de deux séries d’arcades superposées, orné de palmiers et de bananiers. Ses bassins aujourd’hui à sec répandaient dans l’air leur fraîcheur bienfaisante. L’auteur de ce havre de tranquillité s’appelle Marius Boyer. Ce Marseillais fut le grand architecte de Casablanca dans les années 20 et 30. Mais ses plus belles réussites sont des ensembles d’habitations, comme l’immeuble Asayag, avenue de la Marine : ses terrasses en étages et son triple couronnement devaient évoquer, du temps de leur splendeur, les jardins suspendus de Babylone. A l’intérieur, les escaliers enserrent un puits de lumière dont les dalles de verre opaque cachent des ampoules électriques. En s’éloignant du centre en direction du Sud, on gagne une terrifiante ceinture de boulevards. On y voit parfois, au milieu d’un trafic frénétique, une pauvre carriole tirée par un âne au poil usé par le bât. Il faut traverser, au péril de sa vie, le boulevard de la Résistance pour apprécier la silhouette svelte et ondulée de l’immeuble Liberté, symbole de l’élan de la ville dans les années 50. Avec ses 17 étages, c’était alors l’immeuble le plus élevé d’Afrique. Non loin de là, sa contemporaine, l’église Notre-Dame de Lourdes, est elle aussi une prouesse de l’architecture de béton armé. En revanche, la « grotte » de pierre meulière est fidèle aux pires modèles du genre. Le vent souffle rageusement la cire des cierges sur ses rochers crasseux. Dans les lavabos voisins, un employé de la poste se rafraîchit le visage, les mains et les pieds : il n’a pas eu le temps d’aller jusqu’à la mosquée. Dans le quartier de Mers-Sultan, le visiteur fourbu est soudain saisi par l’abondance de villas « cubistes » des années 30 à la géométrie impeccable. Certaines ont déjà disparu, d’autres sont menacées par le perpétuel tremblement de terre spéculatif qui agite la ville depuis sa création.
La nouvelle ville indigène
Encore un effort et nous atteignons le quartier des Habous, propre et net comme une carte postale de l’Exposition coloniale. Sous ses arcades de pierre couleur sucre de canne qui tranchent sur les murs blanchis à la chaux, les souks regorgent de pacotille pour touristes. Conçu dans les années 20 comme la « nouvelle ville indigène » de Casablanca, il était destiné à loger « dans leur décor familier » ceux de « nos protégés » que la vieille médina étranglée par la ville européenne ne pouvait plus contenir. Ici tout est beau, solide, hygiénique, d’un pittoresque appliqué. La patine n’a pas de prise sur ce décor monté de toutes pièces. En complément de ce nouveau quartier, le « protecteur » imagina Bousbir où il concentra la prostitution. Dans le petit marché de Bousbir, les montagnes vertes de henné sont sculptées selon la fantaisie du marchand. Le parfum des épices, cumin, cannelle, gingembre, se mêle à celui de la fleur d’oranger et des pétales de roses entassés en couches épaisses dans des couffins. Quelques pas, et vous êtes assaillis par des miasmes de putréfaction. Des têtes coupées de chameaux servent d’enseignes à une échoppe. Voici maintenant le marchand de sortilèges et de gris-gris, peaux de serpent, caméléons séchés, épines de porc-épic. Dans la rue, un vieil autobus Renault à la carcasse percée à jour d’une dentelle de rouille accélère dans un nuage de fumée noire. Indifférents à cette éruption suffocante, des femmes drapées du costume traditionnel, des hommes rasés de frais, en prince-de-galle et djellabas immaculées, vont et viennent. Ce n’est rien, c’est tout : c’est Casablanca.
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Casablanca, Art Déco (part II)
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°524 du 1 mars 2001, avec le titre suivant : Casablanca, Art Déco (part II)