À une cinquantaine de kilomètres de La Plata, où Le Corbusier a construit sa seule maison sur le sol latino-américain, s’étend Buenos Aires, la capitale de l’Argentine qui porte encore en elle les traces de l’architecture européenne, du néoclacissisme au style contemporain.
Bienvenue en Europe, ou presque ! Le cliché n’est pas faux car, architecturalement parlant, Buenos Aires est la ville d’Amérique du Sud dans laquelle le visiteur ressent le plus l’influence du Vieux Continent. Promue capitale en 1880, la métropole argentine – trois millions d’habitants dits Porteños – est avant tout une cité d’immigrants. Pas étonnant donc d’y retrouver les grandes lignes de l’esthétique européenne, notamment française et italienne, en particulier dans ses bâtiments de style néoclassique. Nombre d’entre eux ont été construits pendant le boom des années 1880 à 1920, à une époque où l’essor des exportations agricoles assurait à la cité prospérité et croissance, et ce jusqu’au krach boursier de 1929. On en trouve une flopée disséminée au centre-ville (Microcentro), comme le long de la célèbre Avenida de Mayo, entre la Plaza del Congreso et la Plaza de Mayo. Outre ce contingent néoclassique, s’ajoutent, entre autres, moult édifices Art nouveau ou Art déco. Bref, les découvertes sont légion et certaines à ne rater sous aucun prétexte. Ainsi en est-il du Palacio Barolo (Avenida de Mayo 1370), étrange et fascinant bâtiment érigé entre 1919 et 1923 par l’Italien Mario Palanti. D’une hauteur de 100 m, il est carrément surmonté d’un… phare. Datant de la même époque, l’ancien Teatro Grand Splendid (Avenida Santa Fe 1860) vaut le coup d’œil. Réhabilité en 2000, il a conservé dorures et plafond peint par l’artiste italien Nazareno Orlandi, et accueille désormais la librairie El Ateneo.
Au n° 1950 de l’Avenida Cordoba, un fastueux édifice façon Renaissance française répondant au merveilleux nom de « Palais des eaux courantes » [Palacio de las Aguas Corrientes] occupe toute une parcelle. Construit entre 1887 et 1894 par Carl Nyströmer et Olaf Boyees, cet ancien réservoir d’eau potable devenu musée est à n’en point douter l’un des plus beaux bâtiments de la ville. Clou du spectacle : ses façades habillées de 300 000 tesselles de céramique émaillée. Enfin, face à la Plaza San Martin, l’Edificio Kavanagh (Calle Florida 1065) est une élégante tour de 120 m de haut, construite en 1936 par le trio Sánchez/Lagos/De la Torre. Réminiscence de gratte-ciel américain Art déco, sa silhouette ne cesse de changer selon l’angle par lequel on l’admire.
Bustillo et Testa, les deux stars locales
En regard de ces trésors patrimoniaux, Buenos Aires tient, histoire d’équilibre, à afficher sa contemporanéité. Celle-ci a un nom : Puerto Madero. Le grand port du Rio de la Plata où débarquèrent des milliers d’immigrants est aujourd’hui la terre promise d’un autre type de conquérants : les promoteurs immobiliers. Il aura fallu attendre le XXIe siècle pour que s’amorce la métamorphose de ces docks moribonds depuis 1930. Dès 2001, l’Espagnol Santiago Calatrava y déploie son Puente de la Mujer (« Le Pont de la femme »), passerelle piétonne munie d’un long mât blanc en forme d’aiguillon. Pour le groupe Faena, le designer français Philippe Starck a aménagé l’hôtel éponyme dans un ancien silo à grains érigé en 1902 avec des briques importées d’Angleterre ; tandis que l’architecte anglais Norman Foster a, lui, livré l’an passé un luxueux et flambant neuf immeuble résidentiel pompeusement baptisé L’Aleph, à l’instar du livre de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges. Non loin, sur le bassin, une femme d’affaires, Amalia Lacroze de Fortabat, a, elle, demandé à l’architecte uruguayen Rafael Viñoly d’édifier un musée pour sa collection. Le bâtiment arbore un étonnant toit convexe doté d’une douzaine d’écailles oblongues qui s’ouvrent ou se ferment automatiquement selon l’intensité de la lumière naturelle.
On l’aura compris : l’éclectisme est de mise. Aussi, le visiteur ne manquera-t-il pas d’aller voir un autre édifice insolite : le Planétarium (Avenida Sarmiento y Belisario Roldán), construit par l’Argentin Enrique Jan et inauguré le 20 décembre 1966. Cet édifice coiffé d’une gigantesque coupole semi-sphérique d’un diamètre de 47 m semble avoir atterri tel un ovni dans les Bosques (« bois ») de Palermo.
Deux architectes locaux ont, chacun à leur époque, donné un bel élan à l’architecture porteña : Alejandro Bustillo (1889-1982) et Clorindo Testa (1923-2013). Pionnier de l’architecture brutaliste en Argentine, ce dernier a réalisé en 1966, à deux pas de la Plaza de Mayo, le siège de la banque Lloyds – aujourd’hui Banco Hipotecario –, mais il est surtout l’auteur, en 1992, d’un édifice radical et taillé au cordeau : la Biblioteca Nacional de la República Argentina. Son confrère, Alejandro Bustillo auteur, quant à lui, dans les années 1940, sur la Plaza de Mayo, de la très classique Banco de la Nación Argentina [Banque de la nation argentine], avait, en 1928, initié une séduisante modernité avec la Villa Ocampo (Rufino de Elizalde 2831), maison particulière de la mécène et éditrice Victoria Ocampo, plantée dans un jardin du quartier chic de Palermo. Surfaces sans ornements, équilibre entre pleins et vides, travail subtil de la lumière naturelle, continuité spatiale entre intérieur et extérieur : ces traits ne sont pas sans rappeler les fameuses « villas blanches » chères, à l’époque, à… Le Corbusier. D’ailleurs, la légende veut que le maestro franco-suisse ait lui aussi soumis des plans à Victoria Ocampo, mais que cette dernière lui ait, au final, préféré Bustillo… Soit ! Les inconditionnels de « Corbu », eux, n’hésiteront pas à faire le trajet jusqu’à La Plata, à une cinquantaine de kilomètres de Buenos Aires, pour visiter la seule maison qu’il ait édifiée en Amérique du Sud : la Casa Curutchet. Blottie contre un immeuble néoclassique rose, sur une parcelle étroite, elle se développe autour d’un arbre existant, sans même l’effleurer. L’espace, lui, est évidemment tout à la gloire du modernisme. Un must !
Colección Fortabat
Depuis 2009, l’exceptionnel fonds d’art moderne et contemporain rassemblé par la collectionneuse Amalia Lacroze de Fortabat est installé dans ce bâtiment de 6 700 m2 planté devant le bassin n° 4 de Puerto Madero. On y découvre aussi bien des artistes argentins – Roberto Aizenberg, Raúl Soldi, Prilidiano Pueyrredón, Luis Felipe Noé, Horacio Butler, Amalia Amoedo… – que des maîtres européens – Brueghel, Dalí, Klimt, Rodin, Turner…
Museo de arte moderno – MAMBA
Logée dans une ancienne fabrique de tabac du quartier de San Telmo, cette institution revue et corrigée par l’architecte argentin Emilio Ambasz a rouvert en deux temps – 2010 et 2012 – pour offrir désormais quelque 11 000 m2 et une collection de 7 000 œuvres des années 1920 à aujourd’hui, dont Guillermo Kuitca, Jorge Macchi, Ignacio Valdez, Oscar Bony, Julio Le Parc, Alberto Heredia, Margarita Paksa… À l’intérieur, l’escalier principal se déploie telle la colonne vertébrale d’un animal préhistorique.
Fundación Proa
Dans le quartier de La Boca, connu pour son enfant chéri Maradona et son équipe-fétiche du Boca Juniors, a rouvert en 2008 un important centre d’art, la Fondation Proa. Étendu et complètement redéployé par le duo d’architectes milanais Giuseppe Caruso et Agata Torricella, celui-ci se positionne aujourd’hui à l’articulation de différents médias : design, architecture, photographie, installations, vidéo, art sonore, musique électronique, net-art… On y trouve aussi une librairie fatalement « pointue » et, sur la terrasse, un restaurant avec vue imprenable sur… La Boca.
Museo de arte latinoamericano de Buenos Aires – Malba
Fondé par le mécène et collectionneur Eduardo Costantini, ce musée ouvert en 2001 est dédié à l’art latino-américain du XXe siècle. Le fonds, très riche, se focalise sur les plus importants mouvements et tendances de l’art de la région au sens large, du Mexique et des Caraïbes jusqu’à l’Argentine. Y sont représentés des artistes comme Frida Kahlo, JoaquÁn Torres GarcÁa, Hélio Oiticica, Lygia Clark, Roberto Matta, Antonio Berni, David Alfaro Siqueiros…
C’est une découverte à la fois artistique et architecturale. D’abord l’artiste, Oscar AgustÁn Alejandro Schulz Solari (1887-1963), dit « Xul Solar », est l’un des représentants les plus singuliers de l’avant-garde en Amérique latine. Inventif et curieux de tout – philosophie, religion, mathématique, musique et même… astrologie –, il produit une œuvre fantastique fourmillant de symboles et évoquant des univers parallèles et mystiques. Si son travail très riche – il a notamment illustré des livres de Jorge Luis Borges – montre une prédilection pour l’aquarelle, on peut également voir, ici, un mystérieux jeu d’échecs ou un non moins étrange théâtre de marionnettes… L’autre surprise est le lieu lui-même, inauguré en 1993. De prime abord, rien, derrière cette façade à ordonnancement classique et garde-corps en fer forgé, ne laisse présager l’intérieur. Or, une fois franchie l’entrée, le visiteur se retrouve dans un espace entièrement contemporain et pour le moins original. L’architecte Pablo Tomás Beitia a, en effet, reconverti quatre appartements pour concevoir ce musée « selon la vision cosmique et picturale de l’artiste ». Résultat : une volumétrie déconstruite et irrégulière faite de pans de béton brut, dont certains quasi en suspension. Un labyrinthe avec moult brèches et différences de niveaux que l’on parcourt à son gré.
www.xulsolar.org.ar
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Buenos Aires
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : Buenos Aires