VENISE / ITALIE
En avril dernier, le reliquaire du cœur d’Anne de Bretagne a été dérobé. Au Moyen Âge, le vol de reliques était pour une cité le moyen d’accroître son rayonnement. Ainsi Venise commandite-t-elle celui des restes du corps de saint Marc en Égypte.
Dans la nuit du 13 au 14 avril 2018, c’est l’effroi au Musée Dobrée à Nantes. Le reliquaire du cœur d’Anne de Bretagne est dérobé ainsi que des monnaies d’or. Ce détail laisse redouter le pire, les autorités craignent en effet que les cambrioleurs ne fassent fondre l’écrin en métal précieux. Une semaine après le vol, c’est le soulagement : l’objet est retrouvé intact. Bien que leur geste ait sans aucun doute été motivé par l’appât du gain, les malfaiteurs avaient-ils conscience que ce larcin s’inscrivait dans une tradition plus que millénaire ?
Au cours du Moyen Âge, les reliques majeures ont ainsi attisé toutes les convoitises et ont souvent été obtenues par des moyens guère reluisants, allant de la ruse au rapt pur et simple. Ce trafic a connu son apogée lors des croisades, période où les relations avec la Terre sainte et Constantinople étaient plus étroites. Par ailleurs, les tensions théologiques avec les chrétiens d’Orient rendaient ces larcins moralement plus acceptables. Ces vols pieux, en quelque sorte, étaient donc admis, voire encouragés par les hommes d’Église. Il faut dire que les enjeux étaient considérables car le culte des dépouilles des saints ou d’objets leur ayant appartenu connaissait alors un engouement spectaculaire. Toute cité ambitieuse, souhaitant asseoir son pouvoir et consolider son prestige, se doit à l’époque de posséder des restes d’un influent patron et de les protéger dans un monument remarquable. Cela permet à une ville d’augmenter son rayonnement culturel et spirituel, mais aussi, plus prosaïquement, de stimuler son économie en attirant des foules de pèlerins. L’un des exemples les plus édifiants de cette politique décomplexée est assurément le vol des reliques de saint Marc. En 828, Venise, qui commence à s’imposer comme une cité importante, cherche à accroître son aura et à concurrencer Rome. Or sa grande rivale conserve les reliques de saint Pierre. Pour tenter de faire jeu égal avec la cité papale, la Sérénissime doit frapper un grand coup et s’emparer des restes d’une personnalité de premier plan. La cible semble toute trouvée car la lagune aurait été évangélisée par saint Marc. Or l’apôtre qui a été le premier évêque d’Alexandrie a subi le martyre en Égypte en 68 et sa dépouille est conservée dans l’église copte de Bucoles.
Qu’à cela ne tienne, le doge Participazio confie une mission secrète à deux marchands : ceux-ci doivent aller en Égypte subtiliser en toute discrétion les restes de l’apôtre et les ramener à bon port. Les deux marins, Buono da Malamocco et Rustico da Torcello, embarquent ainsi sur un frêle esquif pour procéder à ce que l’on nomme pudiquement une « translation de reliques ». Une fois débarqués sur la terre des pharaons, les compères rusent pour remplir leur mission. Selon les versions, l’équipée aurait soit intimidé soit payé les moines qui surveillaient le tombeau, tandis que d’autres sources avancent que les Vénitiens auraient remplacé la dépouille par une autre pour ne pas éveiller les soupçons. En revanche, les différents récits s’accordent sur un point : les marins ont exfiltré les reliques de manière peu orthodoxe en les déposant dans de grands paniers sous des morceaux de viande de porc. Les voleurs étaient alors certains que les douaniers, qui étaient de confession musulmane, ne fouilleraient jamais ces paniers.
L’opération est réussie et les deux voleurs rentrent victorieux dans la lagune où ils reçoivent une coquette récompense. La population fait quant à elle un triomphe aux reliques et adopte presque instantanément le lion de Marc comme emblème, tandis que le doge s’engage à construire un sanctuaire digne de l’apôtre qui s’impose rapidement comme un haut lieu de la chrétienté. Ce monument deviendra au fur et à mesure des chantiers l’iconique basilique Saint-Marc, c’est-à-dire le symbole architectural de la Sérénissime. Fait surprenant, le périple rocambolesque aux méthodes plus que discutables qui a permis l’arrivée des reliques n’est absolument pas dissimulé mais au contraire proclamé dans le décor de cet édifice. Les différentes étapes de cette aventure y sont narrées sous un jour flatteur. Officiellement, cette expédition n’aurait en effet pas eu pour but de s’emparer d’un butin mais bien de sauver les reliques de la profanation des Sarrasins qui régnaient sur l’Égypte. Une justification peu probante quand on sait que les autorités musulmanes, conscientes de la valeur de ces objets pour les chrétiens, avaient plutôt l’habitude de les préserver pour les monnayer. Comme on peut aisément l’imaginer ce fait d’armes vénitien n’a en revanche pas été apprécié par les Chrétiens d’Égypte, les propriétaires légitimes des reliques, qui ont réclamé à de nombreuses reprises la restitution de leur bien. Ils devront attendre plus d’un millénaire pour être exaucés ; et encore, partiellement. En 1968, le pape Paul VI accepte en effet de rendre des reliques, mais les coptes doivent en réalité se contenter de reliques de contact, c’est-à-dire d’un tissu mis en contact avec la dépouille du saint. Une fois encore, les Vénitiens ont rusé pour conserver ce butin inestimable qui a joué un rôle considérable dans l’essor de leur cité.
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828, le rapt des reliques de saint Marc
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°507 du 21 septembre 2018, avec le titre suivant : 828, le rapt des reliques de saint Marc