Histoire

1946 : de l’affirmation concrète l’inerrigation douloureuse à l’interrogation de l’être

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1996 - 2502 mots

Picasso, Léger, Matisse
En 1946, Picasso se concentrait sur son nouvel amour, seul hé­ritage heureux de la guerre : Françoise Gilot, jeune, belle, et qui partageait sa vie depuis quel­ques temps. Picasso reconstruisait la France à sa façon, avec une économie de moyens qui s’accordait à ces temps de privations matérielles, mais avec une générosité et un optimisme déluré qui lui faisaient oublier son rôle de "jeune premier" d’une ­orga­nisation qui briguait le pouvoir. Le faune en­tré au Parti préférait Dyonisos vertigineux à la nouvelle querelle du réalisme et aux premières chicanes de l’appareil. Il fallut at­tendre la fin de l’année pour voir re­surgir ses natures mortes au hibou : Nusch Eluard s’était effondrée dans une rue, le 28 novem­bre, et l’intermède de la paix cessait déjà avec le bombardement de Haiphong, port du Tonkin, qui faisait en­trer la France dans la guerre d’Indochine. En 1946, Fernand Léger venait de rentrer des États-Unis où il avait dû s’exiler sous l’Occupation. À un an de la déclaration de guerre froide qui rendrait malaisée sa fascination pour l’Amérique, il annonçait qu’il avait trouvé dans les villes américaines un mouvement et une beauté qui l’avaient bouleversé, brisant, au moins en partie, son vieux carcan. Comment voir autrement son Adieu à NewYork, éclaté de toutes parts.

En avril 1946, il montra cette toile à Pierre Descargues en lui assurant que l’Amérique, c’était "ça", "un pays où les déchar­ges sont innombrables", où "l’on jette tout plutôt que de réparer. Alors voyez ici, il y a des morceaux de ferraille, des bras de machine et même des cravates". Ce qu’il aimait là-bas, c’était " faire des toiles éclatantes avec tout cela ". Pour Matisse, l’année 1946 s’inscrivait dans la suite immédiate de sa maladie, qui avait déclenché chez lui des projets d’envolée quasi mystique. Guéri, il se sentait comme débarrassé des contingences matérielles et prêt à l’ascension spirituelle. Dès 1943, il avait consacré une première gouache découpée à La chute d’Icare, puis à la figure de l’Avion dans Jazz, son livre nocturne entamé juste après, ­pendant ses insomnies, au lit, à la lumière artificielle. L’œuvre de Matisse, en 1946, était en rupture avec tout ce qui avait précédé : elle était comme débarrassée de son "jugement" et de sa "volonté", envahie de lumière et prête à transgresser le chevalet pour s’étaler sur d’immenses espaces comme autant de traces d’une "joie de vivre" primitive. Ses goua­ches découpées, ses sérigraphies, ses tapisseries en appelaient à l’âge d’or, à la Polynésie, au ciel, à la mer, aux oiseaux, et peut-être avant tout, à la clarté de la lumière, dont il ne cesserait de répéter qu’elle était "le but principal" de son travail. En cela, Matisse pouvait naturellement s’inscrire dans l’aventure communautariste de l’après-guerre, qui supposait le goût de l’ascension et de la transcendance.

L'engagement des artistes et des intellectuels
En 1946, les contemporains cherchaient en priorité à reconstruire le pays sur de nouvelles bases, et  la culture et l’art devaient jouer un rôle essentiel de représentation ou d’incarnation d’un monde nouveau et meil­leur. Dans ce mouvement de transformation de la société, la gau­che oc­cupait largement le terrain. Mais dans le monde de l’art, c’était le Parti communiste, sorti renforcé de la guerre, qui gagnait une place dominante. À bien des égards, il donnait le tempo à l’ensemble de la scène culturelle et occupait une place de choix en commençant tout juste d’édicter ce qui devait être. 1946, c’est à première vue le temps de la détente. C’est le moment où Roger Garaudy, alors communiste, dé­clare dans la re­vue Arts de France qu’il n’y a pas d’es­thé­tique du Parti et qu’un communiste "a le droit d’aimer soit l’œuvre de Picasso, soit celle de l’anti-Picas­so", que "la peinture de Picasso n’est pas l’esthétique du Parti communiste" et "celle de Taslitzky non plus...?".

Autrement dit, il semblait encore permis, au moins jusqu’à la fin de l’année, de voir s’incarner le communisme, soit dans l’art reflet d’une machine de propagande (Taslitzky, Fougeron), soit dans un art mo­derne qui n’illustrait que rarement la thématique communiste (Picasso, Léger ou Pignon). Cependant, pour Aragon, le Parti communiste avait bien "une esthétique" : "le réalisme", qui devenait, par sa voix, l’incarnation de l’avant-garde par un jeu de passe-passe associant parti à avant-garde politique, esthétique du parti à réalisme, avant-garde artistique à avant-garde politique : vieille idée héritée du XIXe siècle faisant correspondre avant-gardes artistiques et politiques.

L'église de la Reconstruction
Le grand élan reconstructeur et communautariste se nourrissait de flux et de représentants divers : commu­nistes, abstraits concrets, plus ou moins utopistes, artistes chrétiens enfin, qui semaient le trouble dans l’Église en agitant le chiffon rouge d’une révolution des formes sacrées. Ils croyaient sincèrement à la nécessité d’un changement qui agirait sur l’avenir de la commu­nauté. L’Église devait prendre part au combat anticapitaliste et muer sa richesse matérielle en spiritualité.Pour les artistes chrétiens modernes comme Ba­zaine, Manessier ou Le Moal, il s’agissait de combiner une œuvre fondamentalement individuelle, en accord avec leur foi, et une action plus "sociale" en faveur du changement de cap de l’Église, encore dominée par l’esthétique sulpicienne et académique. Avec eux, l’Église n’était pas étrangère aux débats de l’après-guerre; elle relayait aussi bien le débat sur l’art et le public que la querelle entre art abstrait et figuratif. Elle se trouvait, elle aussi, au centre du programme de reconstruction qui posait crûment la question du choix à opérer entre l’ancien et le nouveau, entre l’art sacré, usé jusqu’à la corde, et les formes modernes d’une foi revigorée. La voie de l’Église s’ouvrait à tous les artistes, croyants ou non cro­yants, chrétiens ou non. Ainsi, nombre d’entre eux allaient bientôt participer à la décoration des égli­ses et chapelles (Vence, Assy, L’Arbresle, Audincourt...).

L’art concret
Dans les années trente, Paris avait été un pôle vivant de "la beauté exacte", animé par les réfugiés du nazisme après la fermeture du Bauhaus. Après la Libération, Paris devenait naturellement un centre actif de l’Abstraction géométrique, même si cette tendance y attirait moins l’attention des conservateurs de musées, des amateurs d’art et des collectionneurs qu’à l’étranger. Le Salon des Surindépendants, mais surtout la jeune ga­lerie Denise René et le Salon des Réalités Nouvel­les, qui fut créé en 1946, devinrent les lieux privilégiés du débat sur les abstractions, et bientôt, les terrains d’affrontements et de scissions qui en découlaient. "Quand le peintre se détache complètement de l’objet en fait et en esprit, il réalise une œuvre dont les formes, les couleurs, les rapports sont de la plus pure création. Cette œuvre est entièrement significative de l’homme. Il ne peut être question d’abstraction. Cette œuvre est parfaitement concrète dans le rapport de l’œuvre à l’homme puisqu’il s’agit de la plus pure réalité, la seule réalité qui naît entièrement de l’activité consciente et inconsciente de l’homme." (A. Herbin)

Le noir
Après la guerre, pour les artistes américains, l’utilisation du noir sera comme une façon de ré­pondre à l’empire coloré de l’École de Paris, en réactivant la très vieille querelle entre les puritains et les coloristes, entre les défenseurs du dessin et de la ligne et ceux qui voulaient une réincarnation de la chair dans la couleur. En France, ce mouvement qui n’avait pas forcément les mêmes mobiles, débuta, dès 1946, de façon curieuse. Le noir renvoyait à plusieurs choses. Pour nos sociétés occidentales et à travers le temps, nous dit Mi­chel Pastoureau, le noir est la couleur du malheur, celle de la faute, du péché, de la malhonnêteté, de la punition et du cachot, de la tristesse, de la solitude et de la mélancolie, de la peur, de l’austérité, du re­noncement ou de la religion, de l’humilité, de l’autorité, des militaires et des policiers, de la haine, de l’anarchisme, du nihilisme mais aussi de la violence, du fascisme et du totalitarisme.

Généralement, le noir est un symbole signé négativement. En peinture, le noir peut être cela et autre chose encore : une concession à la mode toujours recom­mencée des arts et de la calligraphie orientale, de ses encres en particulier, un signe de rupture avec la sensualité, jugée déplacée, au profit du deuil et de l’essentiel, dans un esprit existentialiste où l’on aimait cette couleur pour sa faculté d’incarner l’individu face au monde. Pour les plus optimistes, le noir pouvait aussi être le garant de la liberté retrouvée face aux pouvoirs répressifs. Il pouvait enfin rappeler tous les autres noirs qu’a­vaient imaginés les ar­tis­tes au fil des siècles. En 1946, com­me l’année précédente, De­bré, qui venait de s’installer dans une ancienne menuiserie désaffectée de Cachan, consacrait à la mé­moire de la barbarie des œuvres armées de titres saisissants, des dizaines de toiles en noir et blanc, dont un premier format de 8 mètres de long, des dessins, encres, fusains, et ses premières gravures.
Cet exemple est loin d’être unique. Les œuvres abstraites de Hartung ou de Schneider, celles, figuratives, de Buffet peuvent ici être mentionnées. Cette concentration sur le noir et le blanc, compris comme des moyens ex­pressifs nouveaux d’une force sans pareille, d’autres artistes en feraient l’expérience au même moment. Soulages, en particulier, allait travailler sur les contrastes de noir et de blanc, de noir et de lumière.

Il s’était appuyé sur des formes, les arbres surtout, dans un esprit de simplicité et de pureté contenu dans le titre même de ses tableaux : le seul mot "peinture" précédant les dimensions. Mais dès l’automne 1946, la dizaine de toiles qu’il peignait, à mettre en relation avec une série de fusains, le libéraient de toute forme de représentation. Il inventait un monde nouveau, innovant jusque dans "l’outillage" : il faisait ses châssis lui-même, y tendait des draps usés, préparés à la caséine et au blanc de zinc en pou­dre, et détournait un instrument qui n’était pas destiné à peindre, un grattoir, pour tracer des lignes qui découvraient le blanc de la toile.

Le problème de la figuration et de l’abstraction
Dans le domaine de l’art, la fameuse confrontation entre la figuration et l’abstraction, qui semble accaparer tous les observateurs, ne saurait constituer la seule alternative du moment. Il y a loin entre cette vision, somme toute simplifica­trice, d’un art dont l’expression se réduirait à la bipolarité figuration/non figuration et l’abondante et polymorphe production qui se donne effectivement à voir en cette période. Si répartition il y a, elle ne saurait trouver sa ligne de démarcation principale entre ces deux registres formels qui, pour importants qu’ils soient, ne peuvent rendre compte à eux seuls de la diversité de ce qui se fait alors. Elle apparaît plus sûrement dans la capacité ou non de artistes à traduire leur sentiment face à un monde qui a basculé, et dont les toutes dernières révélations sur les camps d’extermination ont monté à quelle hauteur de démence génocidaire pouvait se hisser la dérive idéologique. Ainsi, face à un art dont les déterminations tournées vers l’avenir sont clairement affirmées, face à une esthétique qui se veut adéquate au monde tout juste entré dans sa phase de reconstructon, de nombreuses autres approches tentent dans le doute et l’irrésolution, de trouver un nouveau langage susceptible de traduire l’angoissante réalité.

La matière
Si les noirs portaient l’expression, la matière allait devenir également signifiante et traduire tout autant le besoin de s’exprimer violemment avec des armes "archaïques-modernes". Elle montrait que l’exploration commencée avec le Cubisme prenait une tournure de plus en plus radicale. Le bricolage n’avait pas de fin, la redécouverte de matériaux toujours différents non plus. L’artiste était bien humain, le rêve d’un homme-ma­chine avait beau peser sur lui, il rechignait encore. Le Matiérisme, selon l’expression consacrée plus tard, ne se limitait pas à quel­ques-uns, comme Fau­trier, Wols ou Du­buffet. La question de la matière intéressait de nombreux artistes, qu’ils soient ou non hostiles au "progrès" technique. Un échiquier savant de positions divisait les peintres, des abstraits "durs" de la galerie Denise René – qui aspiraient le plus souvent à une lissité sans compromis, dans l’espoir d’échapper aux nostalgies de tous ordres – à tous ceux qui voyaient dans le recours aux matières originelles la seule façon de puiser leurs forces dans les viscères du monde.

L’informe
Un certain nombre d’artistes vont, en cette première année de l’après-guerre, refuser la logique constructiviste de la grille cubiste et, dans une perspective incertaine et sans nom, échapper à la puissance de suggestion qui est la sienne. Ils lui préféreront les lignes sans projet – écheveaux instables de signes précaires – qui strient la feuille de papier, griffent la toile, rayent la surface ou la saturent de toutes les incertitudes ressenties alors. Telle est bien, sous cette rubrique, la place des œuvres que réalisent alors les peintres empêchés que furent Wols, Artaud, Gia­co­metti ou Bram Van Velde. Pour eux, l’art n’est nullement le produit d’une claire vision des choses. Bien au contraire, il est une tentative pour se frayer un chemin et établir des percées dans l’inextricable réseau des formes, et au-delà, dans l’insondable réalité du monde. Un message, plus sourd et plus incertain, est ainsi émis par ceux pour qui l’art est l’expression même du sentiment de précarité. Il est, aussi bien, le produit du doute et de l’indétermination qui, en cette première année de la reconstruction, ne pouvaient pas ne pas s’exprimer.

Quelques grandes expositions en 1946
- ART ET RÉSISTANCE. Musée national d’art moderne, Paris. 15 février - 15 mars 1946
Organisée par l’Association des anciens francs-tireurs et partisans français, également présentée à Londres, New York et Moscou, elle présentait des œuvres inspirées par la Résistance aux artistes y ayant pris une part active, et de ceux qui, sans être militants, étaient en étroite communion de cœur et d’esprit avec les résistants.

- PREMIER SALON DES RÉALITÉS NOUVELLES. LA NOUVELLE RÉALITÉ : ART ABSTRAIT, CONCRET, CONSTRUCTIVISME, NON FIGURATIF. Palais des beaux-arts de la Ville de Paris. 19 juillet - 18 août 1946
Hommage à plusieurs peintres disparus (Delaunay, Van Doesburg, Duchamp-Villon, Eggeling, Freundlich, Kan­dinsky, Lissitsky, Malevitch, Mondrian,...) et présentation des œuvres de la nouvelle génération. Les soixante-dix-neuf artistes exposés, censés représenter plusieurs courants, se situaient, au moins le temps du Salon, "entre-deux-guerres", entre les vieilles dissensions et celles qui allaient s’accentuer à partir de 1950.

- LE NOIR EST UNE COULEUR. Galerie Maeght, Paris. 6 décembre 1946 - 18 janvier 1947
Les artistes présents – Bon­nard, Matisse, Braque, Rouault, Mar­chand, Manessier, Van Velde, Atlan… – qui, curieusement, incarnaient pour la plupart l’excellence des couleurs, auraient pu être rejoints par des utilisateurs bien plus forcenés du noir : Hartung, Soulages, Debré, Bernard Buffet... Cette consécration du noir passait à côté de sa puissance violemment expressive, alors que toute une génération allait se mettre à l’aimer, croyant fuir la "niaiserie" des couleurs et leur prétendue gaieté.

- LES GALERIES RENÉ DROUIN ET DENISE RENÉ À PARIS
En janvier 1946, la galerie René Drouin présentait l’œuvre de Wols, et Denise René les peintures d’Atlan. Les actions menées par ces deux galeries parisiennes  constituent des événements majeurs en cette année 1946. Centres de diffusion des nouveaux courants abstraits, elles contribuent à l’épanouissement des différentes tendances de l’avant-garde. Cet engagement dans la défense de l’art abstrait demeurera leur priorité.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°27 du 1 juillet 1996, avec le titre suivant : 1946 : de l’affirmation concrète l’inerrigation douloureuse à l’interrogation de l’être

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