L’invention non de l’impressionnisme mais du groupe impressionniste a été érigée par la mythologie de l’art moderne en date capitale.
Rien d’étonnant, dès lors, si le Musée d’Orsay profite du cent-cinquantenaire de la première exposition, chez Nadar, de la Société anonyme coopérative des artistes peintres, sculpteurs, graveurs et lithographes pour offrir à son public des grands jours et des grosses affluences, entre Jeux olympiques et réouverture de Notre-Dame, trois expositions pour le prix d’une.
La plus troublante n’est pas celle qu’on croit, même si cette « expérience immersive » qui nous invite à revivre grâce à la 3D la soirée d’inauguration du 15 avril 1874 participe, au fond, de la même démarche que les deux autres. Démarche que l’on pourrait résumer dans la formule, un peu trop universitaire mais pertinente, de la « contextualisation ». Du chemin, à cet égard, a été parcouru par l’histoire de l’art et, par voie de conséquence, par la muséographie depuis l’apogée formaliste des années 1960, où le mode d’exposition façon « white cube » répondait en écho à une esthétique de l’abstraction et à un art de l’intellect. Depuis un demi-siècle, l’art « expositionnaire » s’est ouvert, avec plus ou moins de grâce, aux auditoriums et aux dossiers, aux « arts modestes » et au rouge pompéien. Le visiteur de 2024 est ainsi convié, en effet, à une expérience, mais fort peu technologique et assez immersive à sa manière dès lors qu’il s’agit de le faire basculer, au détour d’une salle, de l’exposition au Salon, du manifeste fondateur d’une jeune peinture à la manifestation annuelle des beaux-arts, événements contemporains au printemps 1874.
C’est là que tout se joue. Les commissaires de 2024 déclinent devant les œuvres de la nouvelle « avant-garde » (métaphore militaire qui agaçait prodigieusement Baudelaire) une série de thématiques, recomposées à la mode du XXIe siècle, de l’intimité au paysage, de la féminité à la modernité. Cette partie du parcours – une exposition est moins un accrochage qu’un parcours – est attendue et on devine que le public jouit de cet attendu. Mais l’irruption des « pompiers » – vocable aujourd’hui encore plus oublié que celui d’« avant-garde » – a de quoi perturber ledit public. Au fond, toute l’exposition d’aujourd’hui pivote autour des tableaux du Salon, généralement de plus grand format, d’une théâtralité bien propre à capter l’attention. Les cartels insistent sur l’intention de ce contraste, mais, à écouter les commentaires à chaud, on se demande si toute l’audience a bien compris que ces œuvres-là n’étaient pas exposées chez Nadar, d’autant plus qu’elle découvre chemin faisant que plusieurs des exposés d’un côté l’étaient aussi de l’autre et qu’Édouard Manet, suivant sa propre stratégie, avait résolu de n’exposer qu’au Salon.
Stratégie, en effet. De cette confrontation périlleuse et très excitante il ressort que l’on ne peut faire l’économie – c’est le mot – d’une lecture moins esthétique que proprement culturelle de ce double événement de 1874, métamorphosé en événement unique de 2024. L’exposition impressionniste, première d’une série de sept, marque le début d’une campagne victorieuse d’où il ressortira que, dans le domaine des arts plastiques, le pouvoir du marché va l’emporter sur le pouvoir politique. Le mécénat privé sauve Monet, Pissarro ou Renoir en leur assurant une carrière indépendante des institutions. Rien n’a changé depuis lors, les institutions de légitimation artistique étant désormais, dans ce vieux pays d’État, dans la dépendance des galeries et des foires. On laissera à chacun le soin de tirer les conclusions de ce que, au lendemain des grands traumas d’un pays – la défaite de 1870 et la Commune de 1871 –, ce sont les pompiers qui exposent la violence des cadavres et l’érotisme des mises en scène. Entre les coquelicots de Monet et les armures d’Édouard Detaille, à chacun son chatoiement.
Et l’esthétique, dans tout ça, direz-vous ? À la fin de sa fameuse Esquisse d’une psychologie du cinéma, Malraux posait : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie. » Concluons de même : « Par ailleurs, la peinture est une esthétique. »
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Les impressionnistes et le Salon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°631 du 12 avril 2024, avec le titre suivant : Les impressionnistes et le Salon