Art ancien

Le Jour où... Vinci a dessiné le déluge

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 26 septembre 2019 - 579 mots

Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer. Ce mois-ci Léonard de Vinci et Le Déluge.

C’est peut-être le dixième dessin que j’entreprends, et pourtant je n’y vois rien. Il faut recommencer et recommencer encore. Je suis un vieil homme désormais. Les jours paisibles que je coule en France, grâce au roi François, seront mon dernier séjour, je le sens. J’ai tant étudié, j’ai tant regardé les êtres et les choses, leur apparence comme leur organisation, que j’ai fini par me connaître moi-même. Je le sens comme le médecin sent les humeurs qui animent le corps du malade. Je n’en ai plus pour très longtemps. Ce que j’ignore, en revanche, c’est la manière dont il faut faire ce que je tente à présent : dessiner un déluge. J’aime ça. Qu’il est bon, parfois, de ne pas savoir mais d’avancer à l’aveugle, avec la craie et la plume comme seules compagnes dans l’obscurité du monde. Tout part de là, de ce qui nous aveugle. Regarde un mur barbouillé de taches ou de pierres mélangées, tu y verras des paysages, des montagnes, des fleuves, des batailles, des groupes ; tu y découvriras d’étranges airs de paysages que tu pourras ramener à une bonne forme. Rien de tel pour exciter l’imagination. Mais le déluge, cela dépasse l’imagination… Je trace des traits qui s’enroulent les uns à côté des autres et, peu à peu, quelque chose émerge. C’est comme une formidable explosion. Le ciel est un chaos qui emporte tout. Des blocs de pierre gigantesques viennent se mêler à la pluie comme s’ils n’étaient que fétus de paille. Rien n’est stable. En haut, l’obscurité des nuées ; en bas, une colline boisée qui semble écrasée sous le poids des cieux. La lutte est inégale entre ce monde que l’homme a patiemment cultivé et ces forces de la nature qui, en un instant, viennent tout détruire. Combien de cités antiques, combien de civilisations furent ainsi balayées ? Et moi, bientôt, quand viendra mon tour, quelle allure prendra la destruction : déluge ou chandelle qui s’éteint ? J’ai passé toute ma vie à apprendre, j’ai passé toute ma vie à construire. J’ai aimé connaître, calculer, étudier, bâtir, et me voici, joie inespérée, tel l’enfant innocent face au mystère du monde ! Dehors, tout est calme, harmonieux. Le Clos Lucé est un enchantement. On peut y recevoir, on peut y être seul, on peut y travailler. Il sera bon d’y mourir. Hier, le roi est venu me rendre visite comme il aime à le faire régulièrement. Il a emprunté le souterrain qui relie son château au mien, afin de n’être pas dérangé. Nous avons regardé ensemble mes derniers ouvrages et François est resté longtemps silencieux, ce qui n’est pas son habitude. Après un long moment sans rien dire, durant lequel je ne savais pas trop comment me comporter, il s’est tourné vers moi et il a déclaré : « Maître Léonard, vous avez pris le goût de la destruction. » Je ne saurais pas vraiment dire pourquoi, peut-être son léger sourire en disant cela, mais j’ai senti que ses mots m’aidaient, comme s’ils justifiaient ce que j’essaie de faire. Tiens, mon dessin est terminé ! C’est étrange, il s’est fait comme malgré moi, ma main courant dans ce chaos sans que ma tête soit véritablement au courant. Je vais en commencer un autre. Le roi a raison : j’y ai pris goût.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°727 du 1 octobre 2019, avec le titre suivant : Le Jour où... Vinci a dessiné le déluge

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