Le maître m’a demandé de ne pas bouger. Il me demande souvent cela, même lorsque je suis en plein travail, comme ce matin où j’étais en train d’épousseter la table ronde.
Le maître aime que les objets brillent. Il me le dit sans cesse, « Karen, frottez bien, je veux que ça brille comme un miroir ! ». Il paraît que ce n’est pas une question de propreté, mais de lumière. Je ne comprends pas très bien ce qu’il veut dire. Il faut dire que Monsieur est un artiste, un peintre. Mais comme je l’aime bien, je fais ce qu’il dit. Je frotte, je ne bouge plus, je me tiens là, parfois pendant des heures. Quand Monsieur me demande de poser ainsi, j’ai toujours peur de ce que va dire Madame. C’est vrai, mon travail à moi c’est de veiller à ce que la maison soit impeccable, pas de ne rien faire. Heureusement, Madame ne vient jamais dans ces moments-là. Je ne sais pas, c’est comme si elle savait qu’il ne faut pas déranger Monsieur. J’ai travaillé dans d’autres maisons de Copenhague, mais ce que j’aime, dans celle-ci, c’est le silence. En vérité, je dois dire que j’aime bien ces séances de pose. Oh, pas parce que je ne bouge plus alors que je passe mes journées à courir d’une pièce à l’autre. Non, je n’ai pas vraiment les mots pour expliquer ce que je sens, mais il y a quelque chose de doux… Un peu comme quand Niels me regarde. Ne vous méprenez pas, Monsieur ne s’est jamais permis le moindre geste déplacé. Il reste toujours concentré, presque sévère. Parfois, il me fait un peu peur. Il ne parle presque pas. Ce matin, quand je lui ai demandé si je devais ôter mon tablier d’office, il a paru surpris, comme quelqu’un qui se réveille en sursaut. « Non, surtout pas ! », s’est-il écrié. Après, il a reparlé de la lumière, je crois. Dieu merci, Monsieur préfère que je lui tourne le dos. Je crois qu’il serait aussi gêné que moi, si je devais rester comme ça, face à lui, pendant des heures. Là, au moins, je ne le vois pas. Mais je l’entends. Enfin, plus exactement, dans le silence de la maison, j’entends le frottement du pinceau sur la toile, un bruit à peine audible, comme les pas d’un animal dans la forêt : tantôt lents, tantôt rapides, presque saccadés. Et puis il y a la respiration de Monsieur. J’ai remarqué qu’elle aussi elle varie, au rythme du bruit du pinceau, un peu comme une musique. Comme j’ai l’interdiction de bouger, et que je n’ai rien d’autre devant moi que les murs et les quelques meubles qui sont dans la pièce, je les regarde. Je fais ça avec beaucoup de sérieux, comme si c’était ça, mon travail : regarder. Ça m’empêche de m’endormir. C’est chaque fois pareil. Au début, j’ai du mal à me concentrer, je pense à mon travail, mon œil erre sur un reflet du poêle à la recherche d’une tache que j’aurais négligé de nettoyer. Et puis, au bout d’un moment, tout ça disparaît. Je crois bien, ça me gêne de l’avouer, que je finis par oublier que je suis juste une servante dans la maison de ses employeurs. Les portes blanches, dans la pâle lumière du matin, m’apparaissent presque comme des paysages de neige. C’est ça, je crois, qui est doux. Je regarde, je regarde très fort, et je sens que le maître, derrière moi, fait la même chose. Quelquefois, quand il a l’air content de son travail, il m’autorise à regarder le tableau qu’il est en train de peindre. Dans ces moments-là, j’ai l’impression qu’il a vu la même chose que moi.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le Jour où… Hammershøi a peint "Intérieur"
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°722 du 1 avril 2019, avec le titre suivant : Le Jour où… Hammershøi a peint "Intérieur"