L’art peut-il quelque chose contre la violence ?

Par Jacques Attali · Le Journal des Arts

Le 9 avril 2018 - 586 mots

PARIS

La théorie aurait tendance à enseigner que l’art adoucit les mœurs. Il est, en principe, civilisation, beauté, sérénité, bienveillance.

Francisco de Goya, Le 3 mai 1808 à Madrid - Les Fusillades
Francisco de Goya (1746-1828), Le 3 mai 1808 à Madrid appellé aussi Les Fusillades du 3 mai, 1814, huile sur toile, 268 x 347 cm, Musée du Prado, Madrid (Espagne)
Photo Wikimedia

Et rien n’est plus apaisant, que la fréquentation des chefs-d’œuvre.

De plus, les sociétés qui refusent l’art sont particulièrement violentes : ce sont des régimes fanatiques, qui détruisent des œuvres d’art, parce qu’ils les trouvent dégénérées ou parce qu’elles représentent d’autres dieux que les leurs.

Enfin, on peut démontrer que l’art est un substitut à la violence : il permet de dire ce que la parole ne peut exprimer. Il joue avec la violence, pour en canaliser la pratique. De fait, la violence est partout, dans tous les arts : dans la littérature, bien sûr, qui s’en repaît ; au cinéma, qui fait pire ; dans la musique, qui accompagne les guerriers au combat. Et même dans ce que l’on nomme les beaux-arts : dans la statuaire grecque, chez Michel-Ange et Uccello, chez Caravage et Goya, chez Picasso et Bacon. Jusqu’à ces soi-disant artistes contemporains qui se font tirer dessus, par « expérience » (1).

Quand on y regarde de plus près, tout cela se rejoint : si l’art adoucit les mœurs, c’est qu’il canalise le désordre en lui donnant du sens, comme le sacrifice du bouc émissaire canalise la violence générale dans les sociétés les plus anciennes. Il canalise, regroupe, enferme, le mal, dans son simulacre artistique.

Et l’art nous le dit clairement, y compris dans tous les exemples cités plus haut : les représentations de la violence sont toujours, ou presque, d’une façon ou d’une autre, la représentation d’un sacrifice, qu’un artiste donne à voir, pour éviter d’avoir à le répliquer. L’art est ainsi le simulacre conjuratoire d’une violence sacrificielle, tenue à distance.

Aujourd’hui, cette canalisation de la violence ne semble plus suffire, en tout cas, dans certains lieux, ni dans certains milieux. Même si, selon les statistiques, il y a moins de violence aujourd’hui qu’à aucune autre période de l’histoire, elle est clairement de plus en plus libérée chez ceux qui n’attendent plus rien d’un monde où ils ne trouvent pas leur place et qui, d’une façon ou d’une autre, leur donne accès à des armes. Ils organisent ainsi, tout naturellement, leurs suicides en y entraînant d’autres. Alors, faut-il ne chercher de réponse à ces folies que dans la répression ? Faut-il renoncer à voir l’art jouer un rôle dans la maîtrise du mal ?

À mon sens, et quitte à paraître un incorrigible optimiste, je suis convaincu que c’est au contraire dans la pratique de l’art que se trouve une partie de la réponse à la violence ; sur les campus américains, comme au terrorisme en Europe et ailleurs. C’est en revenant à la fonction première de l’art, comme simulacre du sacrifice, qu’on réussira à maîtriser les désespoirs.

Pour faire court, je dirai qu’on luttera plus efficacement contre ces barbaries par des bibliothèques ouvertes sept jours sur sept jusqu’à minuit, des conservatoires de musique dans tous les quartiers, des cours de peinture un peu partout, des animateurs sociaux pour y guider les jeunes les plus éloignés de cet univers. Pour leur faire prendre conscience qu’ils peuvent devenir eux-mêmes en créant, en apprenant, en se trouvant, dans des arts multiformes, qui se nourrissent de toutes les traditions, de toutes les cultures de tous les instruments, de toutes les pratiques, de toutes les fois.

(1) Catherine Bernard, Âmes sensibles s’abstenir : violence à / de l’art contemporain À propos de Marc Quinn, Gillian Wearing, les frères Chapman, Damien Hirst & co, dans la revue Sillages critiques, 2017

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°498 du 30 mars 2018, avec le titre suivant : L’art peut-il quelque chose contre la violence ?

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