Aux États-Unis, une législation particulièrement généreuse, et habile, dite « visa 01A », permet aux artistes, savants, ingénieurs, sportifs, professeurs de très haut niveau d’obtenir le droit, pour trois ans renouvelables, de venir travailler dans le pays.
C’est grâce à ce genre de pratique que les États-Unis sont, depuis des siècles, le principal lieu d’attraction des talents, et même des génies, réfugiés ou migrants. Cela a permis à de jeunes étrangers, tels très récemment Sergey Brin ou Pierre Omidyar, de venir y créer quelques-unes des plus fameuses entreprises mondiales, et à des artistes étrangers de génie d’y poursuivre leur œuvre, de Marcel Duchamp à Max Ernst, de Chagall à Louise Bourgeois, de Marina Abramovic à Vik Muniz et plus récemment, d’Ugo Rondinone à Shirin Neshat, et de Camille Henrot à Korakrit Arunanondchai.
C’est grâce à cette politique que s’est constitué, et que se renouvelle sans cesse, le formidable réservoir de compétences et de créativité qui a fait de ce pays la première puissance mondiale. Comme cela fut le cas dans le passé avec les Pays-Bas, puis avec la Grande-Bretagne.
Cependant une inquiétude nouvelle commence à poindre dans la communauté de ces exilés d’exception : quid du renouvellement de ce visa ? Il est clairement dit par l’administration américaine que celui-ci n’est pas de droit, et que les services compétents se réservent le droit de vérifier si le comportement de l’étranger en question est conforme à l’intérêt des États-Unis. On peut comprendre qu’un talent dévoyé, qui aurait commis quelques crimes, ou qui en aurait fait l’apologie, n’aurait plus sa place sur le sol du pays qui l’accueille. Mais comment être certain qu’une telle clause sera utilisée avec discernement par la nouvelle administration américaine ? Un artiste ou un entrepreneur ne risque-t-il pas d’être considéré comme indésirable parce qu’il aura critiqué telle ou telle décision, ou déclaration, du président Trump ? Qu’arriverait-il à un artiste étranger, résident légal aux États-Unis, s’il était aussi engagé que Michael Moore, protégé, lui, par sa citoyenneté américaine ?
Déjà, plusieurs d’entre eux sont aujourd’hui en situation d’autocensure, pour ne pas risquer de perdre leur visa. Alors ? Un artiste, un professeur, un savant, un sportif étranger, devra-t-il s’interdire de critiquer le président des États-Unis, pour voir son visa renouvelé ? Faudra-t-il que la critique de la politique américaine soit réservée, sur le sol américain, aux seuls citoyens américains ?
En France, et ailleurs, une telle situation peut aussi se présenter ; et nos démocraties perdraient beaucoup à une telle autocensure : nous avons absolument besoin de l’esprit critique de nos hôtes.
Pour l’instant, le problème ne se pose pas : nul aujourd’hui, dans les ministères américains ou français, ne se préoccupe, avant de renouveler un titre de séjour, d’étudier les thèmes des tableaux ou de relire les livres et les pétitions signés par des écrivains, des musiciens ou des peintres étrangers. Et c’est heureux.
Mais est-ce durable ? Il sera très bientôt (il est déjà) très facile de tout savoir, en un clic, de la vie et des activités, publiques ou privées, de chacun. Et les administrations en charge des permis de séjour ne s’en priveront pas très longtemps.
C’est très grave : laisser nos hôtes étrangers nous critiquer est une condition essentielle de notre progrès. Il faut leur en garantir le droit, par la loi.
Une fois de plus, l’art, sentinelle de nos avenirs, nous alerte sur les dangers qui pèsent sur la liberté d’expression, bien commun le plus précieux de nos démocraties.
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La critique est la condition du progrès
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Abonnez-vous dès 1 €Jacques Attali © Photo Jaqen - 2010 - Licence CC BY-SA 3.0
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°477 du 14 avril 2017, avec le titre suivant : La critique est la condition du progrès