À 73 ans, Miriam Cahn est l’« une des plus importantes artistes de la scène contemporaine ».
Insupportable - C’est le Palais de Tokyo qui le dit, qui lui organise une rétrospective jusqu’au 14 mai 2023. De fait, l’artiste suisse a été invitée à la Documenta de Kassel de 1982 (où elle a retiré son installation en raison d’un désaccord), deux ans avant de représenter son pays à la Biennale de Venise. Elle fait partie de ces artistes qui, avec Silvia Bächli, ont apporté une nouvelle conception de la peinture, liée à la condition féminine, dès les années 1980. Ce qui fait de Miriam Cahn l’« une des figures féminines les plus intéressantes de l’art contemporain suisse » (awarewomenartists.com), mais aussi l’une des moins connues, notamment en France où son travail a été rarement présenté, en dehors de la Galerie Jocelyn Wolff. « Miriam Cahn, Ma pensée sérielle », l’exposition du Palais de Tokyo, est donc l’occasion de découvrir une œuvre puissante et engagée, pour ne pas dire en colère. Car Miriam Cahn ne peint pas pour le seul plaisir de peindre ; son œuvre est un cri poussé contre la violence des médias, la banalisation de l’obscénité et de la pornographie, les horreurs de la guerre, etc. Depuis plus de quarante ans, sa peinture nous jette au visage la laideur du monde. Jour après jour, l’artiste prend ses pinceaux et ses fusains pour réaliser des tableaux et des dessins qui ont pour sujet le sexe, la brutalité et la mort, dans une pratique exutoire, autant picturale que performative. Ses œuvres sont autant de coups de poing (un motif récurrent), que les couleurs acidulées peinent à retenir. Ses silhouettes fantomatiques accouchent, se masturbent, s’allongent, lèvent haut leurs mains… sans que l’on sache si elles jouissent ou souffrent, font l’amour ou sont violées, se reposent ou meurent, s’amusent ou sont exécutées. C’est là la force du travail de Miriam Cahn : montrer sans jamais enfermer. Nous heurter pour nous faire réfléchir. Et c’est ce que n’ont pas compris, ou n’ont pas voulu comprendre certains. Récapitulons les faits : début mars, Karl Zéro s’émeut sur Twitter de la présentation au Palais de Tokyo d’un tableau représentant un homme nu, au corps athlétique, forçant deux frêles victimes aux mains liées à lui faire une fellation. « Voilà ce qu’on ose exposer au Palais de Tokyo. Décrochez ça vite fait. C’est insupportable, montrons-leur qu’on n’est pas d’accord », écrit l’ancien présentateur, reproduisant au passage ledit tableau. Ce message a été suivi par une pétition, signée par plusieurs associations de protection des droits humains et de l’enfance, et relayée à l’Assemblée nationale par une députée Rassemblement national. La controverse a ensuite été portée devant la justice, qui a débouté les plaignants, rappelant les droits fondamentaux à la liberté d’expression et de création, puis devant le Conseil d’État qui a confirmé, le 14 avril, l’ordonnance du tribunal administratif. Le Conseil considère que l’unique intention de l’artiste est de « dénoncer un crime » ; que le Palais de Tokyo « a entouré l’accès au tableau de précautions visant à en écarter les mineurs non accompagnés et dissuader les personnes majeures accompagnées de mineurs d’y accéder », fournissant par ailleurs aux visiteurs « les éléments de contexte permettant de redonner à son extraordinaire crudité le sens que Miriam Cahn a entendu lui attribuer ». La polémique a-t-elle pour origine un malheureux contresens ou veut-elle instrumentaliser une œuvre à des fins politiques ? Écartons d’emblée le fait que Miriam Cahn soit une femme. Écartons, aussi, qu’elle soit d’origine juive, et intéressons-nous à l’œuvre : une peinture figurative peinte sans réalisme – les traits ne permettent pas d’identifier des individus ni de leur donner un âge, pas plus que le fond, peint en aplats, ne permet de reconnaître un lieu –, réalisée dans un style volontairement maladroit, à la lisière de l’Art brut. Une simple peinture donc, certes crue et dérangeante, mais tellement moins violente que les milliers de photographies qui circulent sur les réseaux sociaux et sur les sites pornographiques. Son titre n’a, étonnamment, pas suscité de commentaires : Fuck Abstraction! (2007 + 27.08.2022). Un intitulé bien curieux pour une peinture dite « figurative ». Plus qu’un titre, il s’agit en vérité d’un slogan : « Putain d’abstraction ! » Miriam Cahn a peint ce tableau après la découverte du massacre de Boutcha, ville martyre d’Ukraine, où le viol de femmes, d’hommes et d’enfants a été utilisé comme arme de guerre. Ce viol moins photographiable qu’un charnier ou qu’un cadavre gisant dans les rues de la ville ; ce crime moins visible – donc « abstrait » – mais tout aussi insoutenable et destructeur. Putain d’abstraction ! Non, Fuck Abstraction! ne fait pas l’apologie de la pédocriminalité, il donne forme à l’« insupportable », en le rendant « concret ». Il hurle à nos yeux ce que nous ne voyons pas, prenant ainsi le risque de choquer. Inquiétons-nous que ce message n’ait pas été compris. Mais réjouissons-nous que l’art, en particulier la peinture, soit encore un espace d’alerte et de liberté. Et défendons-le pour qu’il le reste.
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Insupportable
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°764 du 1 mai 2023, avec le titre suivant : Insupportable