Passionné d’architecture, Léger aspirait à un art universel et anonyme qui soit l’expression d’une collaboration artistique témoin de son temps, à l’instar des grandes œuvres murales du passé.
Des siècles durant, le concept de « beaux-arts », qui réunissait dans une implacable hiérarchie les trois disciplines que sont l’architecture, la peinture et la sculpture, constitua la clef de voûte de la création artistique. Avec la modernité, celui d’« arts plastiques », tel qu’on l’entend aujourd’hui, l’a peu à peu remplacé, l’époque visant à une plus grande osmose entre toutes les formes de création. Cette préoccupation d’établir entre elles des ponts, d’ouvrir des passages, bref, de les décloisonner anime la plupart des mouvements d’avant-garde du xxe siècle. Dans cette perspective et plus particulièrement en relation avec l’architecture, Fernand Léger a joué un rôle essentiel.
La collaboration artistique au centre de la réflexion du peintre
Auteur de très nombreux textes et conférences, regroupés en partie dans un ouvrage posthume sur les Fonctions de la peinture (Denoël/Gonthier, Paris, 1965), l’artiste s’est notamment fait le défenseur de l’idée de « collaboration artistique ». Dans l’une de ses célèbres interventions au Kunsthaus de Zürich en mai 1933 sur le thème « Le mur, l’architecte, le peintre », Léger proclamait à l’adresse des architectes qui étaient venus l’écouter : « Vous devez travailler en collaboration. L’architecture simplifiée et rationnelle qui vient de conquérir le monde doit être une possibilité de rénovation de cet art collectif qui a créé d’immortels chefs-d’œuvre avant la Renaissance... »
Dès les années 1920, Fernand Léger soulignait dans ses articles l’avantage de cette collaboration entre peintre et architecte, insistant sur l’importance de la couleur pour l’architecture et la réconciliation de l’individualisme avec le collectif. Si sa philosophie est portée par les idées que prône le mouvement syndicaliste auquel adhère aussi Le Corbusier, elle l’est aussi en fonction de son analyse personnelle de la crise qui secoue la modernité au début des années trente et la poussée réactionnaire qui l’accompagne.
En août 1933, Léger participe au Congrès international des architectes modernes à bord d’un paquebot, le Patris, qui fait la traversée Marseille-Athènes aller-retour. Il y défend l’idée que collaboration artistique et action collective sont le seul moyen de créer un art public moderne à l’égal des grandes cultures du passé, s’opposant à la notion d’artiste-vedette, « obstacle fréquent à l’unité ». Impatient de rallier les architectes à sa cause, il se déclare prêt à leur laisser la prééminence. « Il peut, l’artiste-peintre, cet ennemi de la surface morte, s’entendre avec vous... Mais avec vous, monsieur l’architecte, en camarade, il accepterait vos mesures, vos contraintes. »
L’esprit collaboratif de ses compositions murales
Paradoxalement, c’est la réputation que Fernand Léger acquiert dans la pratique de la peinture de chevalet qui lui apporte de nombreuses commandes de compositions murales. L’occasion s’offre donc à lui de mettre en application ses théories sur la valeur du travail en équipe. Il s’incline ainsi devant les décisions des architectes et des décorateurs de « L’Appartement pour un jeune homme » présenté dans le pavillon français à l’Exposition internationale des beaux-arts de Bruxelles en 1935, en leur soumettant plusieurs projets.
Pour celle de 1937 à Paris, il réalise une grande toile murale pour le pavillon de la Solidarité, Le Syndicalisme ouvrier, en suivant à la lettre les consignes de dimensions spécifiées par Robert Mallet-Stevens ; par ailleurs, il collabore avec Léopold Survage et Albert Gleizes à la réalisation d’une fresque au motif abstrait, intitulée Accompagnement d’architecture, pour le pavillon de l’Union des artistes modernes.
Non seulement Fernand Léger accepte de renoncer à signer toute œuvre personnelle réalisée dans un cadre collectif, mais il s’applique à associer ses élèves à la conception et à l’exécution de ses commandes. En 1939, il va beaucoup plus loin en déléguant après son départ des États-Unis la totalité du travail de son mural de la Consolidated Edison pour l’Exposition universelle de New York à des ouvriers syndiqués.
En 1952, il confie au peintre Bruce Gregory l’exécution de ses décorations murales pour la grande salle du palais des Nations unies puisque, inscrit au parti communiste, il ne peut se rendre à New York. En 1954, suite à la commande d’une peinture murale et d’un vitrail pour l’université de Caracas, il confie aveuglément l’adaptation de son projet à l’architecte Carlos Villanueva, lui laissant le soin de décider seul de l’étirement ou de la compression de sa composition.
Si, dans toutes ces compositions murales, Fernand Léger témoigne du souci esthétique de libérer la couleur, les commandes privées qui lui sont parallèlement adressées constituent un terrain tout aussi propice. Il en est ainsi d’une peinture pour le jardin de Jean Badovici à Vézelay (1934-1936), des décorations de l’escalier et de la salle de séjour de l’appartement de Nelson Rockefeller (1936-1938) ou du mural des Plongeurs du salon de Wallace K. Harrison à Long Island (1942-1943). Comme il en est plus tard des mosaïques de l’église de Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d’Assy (1946-1948) ou de celles de l’hôpital franco-américain de Saint-Lô (1955).
Ce que l’Amérique de l’après-guerre doit à Léger
Tant la notoriété de Léger que ses différentes réalisations ont exercé par la suite une certaine influence sur la génération émergente aux États-Unis. Son rapport distancié à l’objet, son travail en aplat et sa façon de déléguer l’exécution n’ont pu que marquer les artistes du Pop Art et de l’art minimal. Des artistes comme Roy Lichtenstein ou James Rosenquist, comme Kenneth Noland, Ellsworth Kelly ou Frank Stella n’ont jamais caché avoir été marqués par la démarche du Français.
Sa revendication d’un art impersonnel s’est elle-même forgée au cours des trois voyages qu’il a effectués outre-Atlantique en 1931, 1935-1936 et 1938-1939 avant l’exil de 1940 à 1945. Léger a été fortement impressionné par les grandes fresques des muralistes mexicains, notamment celles de Diego Rivera au Rockefeller Center de New York, de même que par la politique de relance de la peinture murale associée au New Deal de Roosevelt.
Quand bien même, il affirmait avec force que « l’art mural est un art collectif à la différence de la peinture de chevalet qui est l’expression de la personnalité de l’artiste », la différence chez lui n’en est pas moins restée toujours très ténue. Les motifs sont souvent les mêmes, les compositions sont régies par les mêmes lois et l’espace y est traité dans une même frontalité. C’est d’ailleurs cette synonymie qui distingue en revanche nettement l’art mural de l’art décoratif.
Dans un article intitulé « Revival of Mural Art », publié dans la revue The Listener, à Londres en 1937, Fernand Léger fait très nettement la part des choses entre ces deux modes d’expression. D’un côté, il relie l’art décoratif à un instinct primitif transformé par l’intérêt de la modernité aux formes géométriques et au machinisme ; de l’autre, il estime que l’art mural « appartient à un ordre plus noble des expressions du beau, car il s’occupe de problèmes artistiques du plus haut niveau. » Il n’est pas meilleur éloge de l’architecture.
Informations pratiques. « Fernand Léger, Paris-New York », jusqu’au 7 septembre 2008. Fondation Beyeler à Bâle. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h, le mercredi jusqu’à 20 h. Tarifs : 10 € et 14,20 €
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Le mur, l’architecte et Fernand Léger
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°604 du 1 juillet 2008, avec le titre suivant : Le mur, l’architecte et Fernand Léger