Vivant et travaillant à Francfort, Tobias Rehberger est, depuis 1994, constamment présent sur la scène artistique internationale. Le Palais de Tokyo accueille sa première grande exposition parisienne.
Il fait partie de cette génération d’artistes apparus au milieu des années 90 préoccupés par le décloisonnement des genres et par la relation presque « incestueuse » avec l’histoire de la modernité radicale et ses rapports avec le design, l’architecture, la création vestimentaire. Dans cette lignée, il est à juste titre considéré comme l’un des plus astucieux et des plus entreprenants. Une première exposition monographique consacrée à Rehberger fut organisée en France au Frac Nord-Pas de Calais à Dunkerque au printemps 2000. Il avait alors réalisé une magistrale installation intitulée Seascapes. Celle-ci consistait en plusieurs cuves/baignoires disposées aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’espace d’exposition. Le visiteur pouvait se changer dans une cabine puis prendre un bain d’eau de mer, chacune des baignoires ayant une température différente correspondant aux diverses mers du monde, dont la mer du Nord voisine. Si l’on n’était pas trop frileux, on pouvait à la limite tester et « voyager » en même temps à différentes latitudes de manière concise et globale. Une sorte de zapping d’un vacancier pourvu du don d’ubiquité, car sans se déplacer, il pouvait s’imaginer en plusieurs lieux à la fois. Tous les objets de l’installation étaient, comme à son habitude, réalisés avec un soin achevé du design et de l’aménagement d’ensemble.
Ma première rencontre avec le jeune artiste allemand eut lieu lors de Manifesta, à Rotterdam, en 1996. Quand je lui ai demandé ce qu’il présentait, il m’a montré avec un sourire narquois des jeunes gens éparpillés dans la foule du vernissage puis m’avait expliqué qu’il avait créé une ligne de vêtements et celle-ci était portée par des mannequins non professionnels pendant les journées d’ouverture de l’événement. On comprenait de suite qu’il était décidé à aborder d’emblée aussi bien le statut de l’objet d’art, sa finalité, mais aussi à se situer sur des traverses empruntant le chemin d’autres genres de la création. A la Biennale de Venise de 1997, la lingerie féminine portée par les hôtesses de l’Arsenal mais aussi par certaines personnes de l’équipe curatoriale était le fruit de sa conception, mais le public ne pouvait les voir in situ que sous la forme d’accessoires vendus à la librairie. L’objet est là, mais son statut a basculé. L’artiste est censé donner à voir. Rehberger prive parfois la vue, mais n’en fournit pas moins des éléments visuels qui combleraient autant les voyants que les non-voyants. De la même manière, dans son exposition au Westfalisches Kunstverein à Munster, l’artiste avait construit un container de dimensions imposantes qui avait comme titre très suggestif Maserati Quatroporte et laissait entendre qu’il abritait le modèle de rêve d’une voiture haut de gamme. Le doute ainsi entretenu participait à nouveau de la même façon d’agir : cacher pour mieux révéler.
La thématique du portrait, traité d’une manière surprenante, est récurrente dans son œuvre. Parmi ses premiers travaux, il avait conçu une série d’objets de mobilier qu’il avait titrés malicieusement avec des noms d’artistes tels Hans Hartung, Picasso, Max Beckmann... Son autoportrait était un vase en verre bleu cobalt transparent en forme de poire avec une poignée de marguerites d’Inde. A part la beauté intrinsèque de l’objet, nous étions amenés à deviner pourquoi cette forme et ces fleurs-là étaient associées à la personnalité de l’artiste. Quelles qualités et quels défauts laissaient-t-elles transparaître ?
Dans l’œuvre de Rehberger, la relation aux objets du quotidien, particulièrement aux meubles, est aussi d’une grande sophistication. Nous restons dans le domaine de la sculpture, mais les déclinaisons en termes d’objets d’intérieur obéissent à des rapprochements et des parentés inspirés de l’histoire de la modernité post-Bauhaus. Toutes les filiations se révèlent ainsi comme logiques. L’art en Allemagne a été sur le plan formel depuis les années 1920 mis sous le signe d’une adéquation de plus en plus affichée de la forme et de son usage. Tobias Rehberger veut refaire le chemin à rebours. Ce n’est plus la fonction utile qui induit la forme mais son contraire. La touche sociale qui peut aller très vite au-delà de la dimension individuelle transparaît dans la plupart de ses installations. Ainsi à Baden-Baden il récupère des fragments de mobilier à partir des logements détruits et il les reconstitue en faisant en sorte que l’histoire reste en marche et que l’objet bénéficie d’une résurrection inattendue.
Au Palais de Tokyo, sous le titre générique de « Night Shift », les œuvres sont censées se révéler au public à la tombée de la nuit. Cette fois encore, ce sera la lumière qui jouera le rôle prépondérant aussi bien en tant que matière de prédilection que comme élément instaurateur de l’ensemble du dispositif. Et comme à l’accoutumée, Tobias Rehberger intègre les paramètres du lieu à son œuvre. La nouvelle pièce Paris Light Bungalow Drawing se présente comme la structure tubulaire et squelettique d’un mobil home enduite de matière phosphorescente. Cette sculpture aura le jour une présence un peu reliquaire, mais se métamorphosera la nuit car la lumière engrangée sera restituée, donnant lieu à une rencontre de troisième type. A Paris, on verra aussi une version de ses Video-bibliothèques où des téléviseurs tournent le dos au visiteur et collent leur écran au mur tout en continuant à être allumés et à diffuser des films en version silencieuse. Avec Montreuse, une série d’éléments de luminaires suspendus sous la verrière, l’artiste éclaire l’espace d’exposition, mais il le fait réagir aux entrées et aux sorties des visiteurs. Sans être directement participative, l’œuvre signale au propre comme au figuré que l’artiste vise en fait l’interdépendance. L’existence des objets est tributaire du transfert que le spectateur sera amené à développer. D’un côté la jouissance formelle, de l’autre l’impact intellectuel lié à l’exemplarité de la démarche et son foisonnement sur le plan des idées contribuent pleinement à ressortir d’une exposition signée Tobias Rehberger avec l’envie de revoir le décor et son envers.
- PARIS, Palais de Tokyo-site de création contemporaine, 13, av. du Président Wilson, tél. 01 47 23 54 01, 24 octobre-12 janvier.
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Tobias Rehberger, cacher pour mieux révéler
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°541 du 1 novembre 2002, avec le titre suivant : Tobias Rehberger, cacher pour mieux révéler