L’artiste belge, qui a choisi de s’exprimer par la peinture dès les années 1980, emprunte des images qui existent dans la mémoire collective pour questionner la représentation.Il revient en France où il n’a pas toujours été compris.
Mais que cherche-t-il donc ? À peindre le silence ? Ou l’invisible ? La toile monumentale au thème de saint Georges et du dragon qu’il a réalisée l’an passé, de 172 cm de haut sur 375 cm de large, s’offre à voir dans une troublante atmosphère à dominante grise qui ne livre rien de précis au regard. Au contraire, il l’accapare d’emblée, l’immerge et l’absorbe. Non seulement l’œuvre frappe par l’absence totale des référents iconographiques ordinaires du sujet, mais elle met en scène les silhouettes fantomatiques de cinq personnages vus de dos, contemplant l’horizon, appuyés au muret d’une terrasse qui barre le champ iconique pour moitié. Intitulée L’Homme, le Dragon et la Mort. La Gloire de saint Georges, cette peinture initie une série dite Les Dessous des œuvres dont la charge contemplative est emblématique du travail de l’artiste. L’art de Luc Tuymans est requis par l’indicible, l’universel et le suspens.
La question de l’image
À considérer le motif de son tableau, dont sont disparus les trois protagonistes de la légende – à savoir le saint, la bête et la princesse –, le peintre a choisi d’y figurer ceux-là mêmes qui ont livré celle-ci à celle-là et qui s’en sont allés se réfugier derrière les murailles de la ville pour assister de loin au terrible spectacle. Ce faisant, Tuymans reprend un thème récurrent dans son œuvre, « celui du spectateur qui se perd dans l’observation du monde ou des représentations du monde », comme l’analyse Marc Donnadieu, chargé de l’art contemporain au LaM et, à ce titre, commissaire de l’exposition que le musée de Lille métropole consacre à l’artiste. Radical dans sa composition, Tuymans a disposé ses figurants en plaçant, à gauche, un homme seul, les deux bras appuyés sur le muret, et, à droite, le groupe des quatre autres personnages. Une façon pour le Belge tant de s’inscrire lui-même dans le tableau que de nous y intégrer – du moins est-ce ce qui s’impose à l’évidence comme lecture. Par-delà toute anecdote, toute narration et toute illustration, le peintre nous invite de la sorte à participer à une réflexion commune sur la question de l’image.
Celle-ci est le centre névralgique de sa démarche. Originaire d’Anvers, né en 1958, Luc Tuymans, qui a notamment fait son éducation artistique à l’Institut Saint-Luc et à l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, à Bruxelles, a fait le choix de la peinture dans le milieu des années 1980, après quelques hésitations filmiques. Il puise son iconographie dans toutes sortes de références – peintures, photographies ou films –, considérant que la seule forme d’originalité possible est « l’authentique contrefaçon ». Sa palette quasi anémique est faite de tons qui s’apparentent à la tonalité des documents de référence qu’il utilise et ses motifs ne sont autres que ceux d’une humanité au quotidien, mais il les déconnecte du réel, les brouille, les recadre pour les rendre énigmatiques. « Entre sujet et objet, réel et représentation, précise encore Marc Donnadieu, il nous oblige à poser à chaque fois un regard différent sur l’image qu’il nous donne à voir, à suspendre nos jugements et nos émotions pour mieux reconsidérer notre mémoire, nos référents et notre faculté à percevoir et à comprendre le monde qui nous entoure. »
Mémoire collective
Costume noir, pull assorti à ras du cou, le cheveu court, le front dégarni, ses yeux bleus derrière des lunettes cerclées d’écaille, Tuymans est assis à la chaire de l’European Graduate School/EGS où il enseigne, à Saas-Fee, dans le Valais suisse. Il y dispense en anglais un cours sur la théorie de l’image à l’appui de son œuvre qu’il illustre de temps en temps en projetant des images sur le mur derrière lui. Sur son bureau est posé un livre auquel il se réfère ici et là pour étayer son propos, le premier qui a été écrit en allemand sur son travail. Il bouge sans cesse sur sa chaise, fait des gestes avec ses mains, portant un regard appuyé sur son auditoire. La voix est claire, vive, le ton est professoral. Luc Tuymans n’a cependant rien d’un donneur de leçons. Il veut faire passer simplement ses convictions et l’artiste s’en est donné de nombreuses au fil du temps.
C’est à leur appui qu’il développe et construit son œuvre ayant opté, dès ses débuts, au regard de la question de l’image pour cette idée qui lui est chère de « falsification authentique ». Son souci n’est pas « de faire des choses nouvelles, mais de travailler des images qui existent déjà dans la mémoire collective et que chacun s’approprie. C’est ce qui rend la peinture contemporaine, dit-il. En fait, la contemporanéité traite de la substance du document, en le revitalisant. » En fait, le peintre explore les capacités mémorielles de la peinture à restituer au regard les sujets qu’il emprunte en les transmutant à l’ordre d’une vision spectrale. Il leur confère alors ce quelque chose d’indicible qu’il déduit d’un « aller-retour du conscient à l’inconscient, du connu à l’oublié » pour les renvoyer « à l’intime le plus profond comme à la mémoire collective la plus générale », ainsi qu’en parle Donnadieu.
Qu’il œuvre en tant qu’artiste ou comme commissaire d’exposition – une fonction qu’il a assurée à plusieurs reprises –, Luc Tuymans ne cesse de prendre rendez-vous avec l’histoire, la grande comme la petite, la publique comme l’anonyme. Il en nourrit son œuvre. La Seconde Guerre mondiale, le nazisme, l’holocauste, le passé colonial belge, les Jésuites, le thème des lunettes, la figure d’un mannequin – The Worshipper – transformé en celle d’un prophète, une tasse de thé renversant son contenu, etc., le peintre s’empare de tout ce qui l’interpelle parce que son travail procède d’une recherche permanente sur les images et l’iconoclasme que nous vivons au quotidien.
Au travail, l’artiste prend plaisir à jouer de la confrontation entre différentes cultures, comme il l’a eu fait en 2007 en co-organisant au Palais des beaux-arts de Bruxelles une exposition intitulée « L’empire interdit ». Deux continents, cinq siècles d’art, deux manières de représenter le monde, d’un côté l’art des Pays-Bas du Sud, de l’autre l’art chinois. Non point amalgame mais volonté « de nourrir un dialogue qui n’ôte rien aux deux traditions ». Prendre la mesure de la distance qui sépare les artistes de ces deux contrées éloignées du monde quand ils rendent le mouvement. Apprécier comment ils traitent la distance et le détail, l’échelle et la profondeur. Considérer chez chacun d’eux la place de l’élément narratif, de la calligraphie, de l’iconographie, de l’ombre et de la nudité. Ce sont là des questionnements qui préoccupent l’artiste et qui fondent sa démarche.
L’épineuse question du plagiat
À l’exercice de la réinterprétation d’images existantes, Luc Tuymans s’est fait en quelque sorte un spécialiste. À l’égal de nombreux de ses semblables, il ne cesse de se constituer un réservoir d’images de toutes sortes, soit qu’il les récupère ici et là au fil du temps, soit qu’il les fabrique lui-même à l’aide d’un Polaroid ou de son téléphone. Ce sont surtout des images puisées dans les magazines, les journaux, les programmes de télévision ou de cinéma, voire captées sur Internet. Notamment friand d’images d’archives et d’actualités, il les emploie à une réflexion sur la fonction de la peinture figurative et sa relation au réel. Non sans que cela pose parfois de sérieux problèmes quant à la question du droit d’auteur. Tuymans en a fait la pénible expérience, il y a peu, ayant reproduit la photo d’un politicien belge prise par la photographe Katrijn Van Giel pour le quotidien néerlandophone De Standaard, un soir de défaite électorale. Tout en prenant soin d’en changer le format et la chromie, le peintre s’était servi de cette image comme il en est de n’importe quel modèle pour brosser le portrait emblématique d’un homme politique belge.
Poursuivi pour violation de droits d’auteur sans autorisation préalable de la propriétaire de cette image, Luc Tuymans – qui a reconnu s’être inspiré de celle-ci en toute bonne foi, argumentant que c’est là l’essence même de son œuvre – n’a pas réussi à faire entendre raison au juge anversois du tribunal de première instance. Son avocat, quant à lui, a eu beau s’exclamer : « Comment un artiste peut-il mettre en question le monde avec ses œuvres s’il ne peut pas employer les images de ce monde ? », rien n’y a fait. L’artiste a été condamné pour plagiat. L’argument de « parodie » qu’il a avancé pour sa défense a été rejeté par l’homme de loi au prétexte que pour être recevable, il eût fallu que la peinture de Tuymans ait été « ludique, humoristique, clownesque » ! L’histoire est symbolique de l’époque et, d’une certaine façon, parfaitement en écho avec la pensée esthétique du peintre. L’interrogation majeure de son art est celle de la nature même de l’œuvre, au sens le plus absolu du mot. La question est en effet de savoir où se situent les limites de la création et il est troublant de penser que la loi est à même d’en décider.
Les maîtres anciens
Si l’art de Tuymans cultive comme avec délectation l’imprécis, le flou et l’embu – « enlever la netteté au sujet, c’est ouvrir le champ de l’imagination et de la mémoire », dit pour sa part Philippe Cognée –, c’est que l’artiste est en quête d’une quintessence qui le conduit parfois à mettre en abyme son propre travail. Ainsi, à propos d’une série d’aquatintes au motif de The Temple (1996), il explique : « J’ai réalisé des aquarelles à partir de Polaroids d’images de caméra de surveillance, puis des Polaroids de ces aquarelles, puis des aquarelles de ces Polaroids, et ainsi de suite… Ensuite, j’ai demandé à mon imprimeur d’abolir le noir et de n’utiliser à la place que le brun de Van Dyck, ce qu’il n’avait jamais fait. » Encore pourrait-on ajouter pour renforcer cette idée autarcique que certaines de ses images photographiques sont elles-mêmes extraites de ses courts-métrages.
La référence aux maîtres du passé est un leitmotiv chez lui. Il ne cache pas son admiration pour Van Eyck dont les visages peints conservent, selon lui, « un pouvoir visuel très fort qui continue de nous surprendre aujourd’hui ». À l’encontre de ceux qui penseraient encore que la peinture est finie, elle est au contraire à ses yeux « la seule pratique artistique qui résiste au temps. » Parce que, affirme-t-il, « dans la peinture, il y aussi une vitesse d’exécution, une précision et une physicalité qui ne se retrouvent nulle part ailleurs. » Pour ce que la peinture procède d’une expérience obsessionnelle intérieure, à l’écart de toutes les circonvolutions artistiques contemporaines, l’œuvre de Luc Tuymans impose une tenue, une rigueur et une profondeur existentielles qui sont rares aujourd’hui. Elle détermine les termes d’une poétique très personnelle dont l’écho n’est pas sans rappeler celle toute de spiritualité et de silence de Pieter Jansz Saenredam, l’un de ses compatriotes du temps de la Renaissance.
1958 : Naissance à Mortsel, Belgique
1980 : Intègre l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers
1981 :Délaisse la peinture pour la réalisation de films
1992 : « Documenta IX » de Cassel, Allemagne
2004 : Exposition à la Tate Modern, Londres
2011 : Rétrospective au Palais des beaux-arts de Bruxelles
2016 : Rétrospective au LaM
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Luc Tuymans : La peinture en suspens
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €du 30 septembre 2016 au 8 janvier 2017. Musée LaM, Lille métropole Musée d’art moderne et d’art contemporain, 1, allée du Musée, Villeneuve-d’Ascq (59). Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 10 et 7 €. Commissaires : Marc Donnadieu et Marie-Amélie Senot. www.musee-lam.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°694 du 1 octobre 2016, avec le titre suivant : Luc Tuymans : La peinture en suspens