Figure majeure de la Figuration narrative dont il est devenu le représentant, Fromanger poursuit sa route en peinture avec, ce mois-ci, une rétrospective de son travail au Centre Pompidou.
Sur le mur de son atelier parisien est accrochée une photographie représentant une foule nombreuse qui occupe all over le champ de l’image. Au beau milieu d’elle se dresse un étendard richement figuré et coloré. Savoir que le maître des lieux partage sa vie depuis de longues années entre la France et l’Italie aide évidemment à localiser très vite de quoi il retourne. Au pays de Dante, le Palio de Sienne est une véritable institution qui attire chaque année un nombre considérable de touristes.
La foule qui s’y rassemble assiste à une mémorable course de chevaux entre les différentes contrade de la cité. Depuis le temps que Gérard Fromanger y réside six mois par an, il en est devenu l’une des figures familières – il pittore francese –, aussi a-t-il été invité en 1989 à réaliser le drapeau du Palio.
Critique de l’histoire
Fidèle à son esthétique, Fromanger a silhouetté la figure anonyme d’une madone avec une poussette qui n’a pas manqué de faire parler d’elle. Il faut l’écouter raconter comment il s’y est pris pour brosser la figure sainte en allant par les rues de la vieille cité médiévale demander aux gens quelle image ils s’en faisaient. Il relate alors la conversation qu’il a eue avec l’archevêque, celui-ci regrettant de ne pas avoir été sollicité parce qu’il aurait dit à l’artiste que la Madone était « una bella ragazza » de 17 ou 18 ans, auréolée de diamants et toute vêtue de bleu. Fromanger a eu beau lui expliquer qu’à l’âge de son Assomption, la Vierge ne pouvait pas avoir moins de 50 ans, l’homme d’Église a conclu en concédant qu’il faisait l’histoire à travers sa foi alors que lui, l’artiste, la faisait à travers l’incarnation !
Gérard Fromanger est ainsi : il a le parler franc. Comme est sa peinture. Installé dans le quartier de la Bastille, son atelier est niché au rez-de-chaussée d’un ensemble de bâtiments qui composent comme un petit village à l’écart des rumeurs de la ville. La façade faite de pavés de verre laisse entrer la lumière qui baigne l’espace de travail et de vie qu’occupe le peintre. Des tables chargées de dossiers, de journaux et de paperasse, des étagères emplies de livres et de matériel pour peindre, des cartons d’archives posés sur des palettes, et, sur les murs, toutes sortes d’images diverses et variées dont un ensemble de peintures sur papier qui sont les maquettes d’un projet de vitraux en cours destinés à une petite église romane. Exécutées sur fond de papier noir, celles-ci offrent à voir tout un jeu de formes figuratives et abstraites peintes en aplats – ronds et personnages groupés y sont les arguments narratifs – caractéristiques du style de l’artiste. Assis sur une chaise à roulettes, le coude posé sur le plateau d’une table à tréteaux qui lui sert de bureau, l’artiste raconte comment il a convaincu le mécène de la pertinence de son projet. « Je lui ai dit que, si j’ai été élevé chez les jésuites, il y a belle lurette que je ne crois plus en rien. Que ce sont les hommes qui ont inventé les dieux et non l’inverse, mais que je garde en moi l’énigme et les mystères de nos vies et que je m’en ferai le porteur. Cela lui a plu et il m’a donné le feu vert. »
Né en 1939 à Pontchartrain dans la région parisienne, Gérard Fromanger compte parmi les figures majeures de ce qui s’appelle la Figuration narrative, quand bien même il revendique davantage l’expression de « nouvelle figuration ». Après des études à la Grande Chaumière, le jeune artiste devient membre actif du Salon de la jeune peinture dès son ouverture en 1965 et se fait repérer par une série de portraits en aplats contrastés de Gérard Philipe jouant Le Prince de Hombourg (1965). Il développe très vite une œuvre en écho à l’actualité de son temps, celui de la société de consommation et d’un engagement politique militant qui l’amènera à fréquenter les milieux intellectuels et artistiques de la capitale. Les plumes les plus prestigieuses, notamment celles de Jouffroy, Deleuze, Foucault et Guattari, s’attacheront à l’accompagner dans son travail. Le recours à une peinture sous forme de cycles et de compositions liées entre elles et à l’utilisation de documents photographiques projetés par un épiscope sur la toile lui permet d’élaborer les termes d’un style très personnel, l’agencement des couleurs venant « créer un événement-tableau sur l’événement-photo », comme l’a justement écrit Michel Foucault. Les années 1970 sont pour le peintre l’occasion de réaliser différentes séries de tableaux qui vont asseoir définitivement sa réputation et déterminer son image, ainsi de Boulevard des Italiens (1971), Le Peintre et son modèle (1972-1973) et Le désir est partout (1975). Si d’aucuns estiment que la froideur des images l’emporte sur la peinture elle-même, c’est qu’il y va volontiers alors d’une critique de l’histoire. Passé cette période, Fromanger libère la couleur contenue dans ses silhouettes comme en témoigne la série des quarante-six toiles intitulée Tout est allumé (1978) qu’il présente au Centre Pompidou en 1980. Véritable tournant dans la carrière du peintre, l’artiste y multiplie les sources et les motifs.
La mélancolie d’un monde effondré
À partir de cette époque, son installation en Italie l’entraîne à porter son attention sur de nouveaux sujets (les primitifs siennois, les Étrusques), sinon à un paysage environnant qui n’est plus exclusivement urbain. L’ensemble de La Vie quotidienne, trente instantanés que le peintre brosse
en 1984, en dit long du changement de touche, les « fils-couleurs » s’étant substitués aux aplats précédents sans que rien de sa « visée révolutionnaire de réenchanter la vie », dixit Bernard Ceysson, n’ait perdu en intention. « C’est encore, ajoute ce dernier, le message des séries récentes dans lesquelles s’enchaînent, en rhizomes, des images dont la séduction colorée nous délivre de la mélancolie d’un monde effondré. »
Peintre absolument, tel est Gérard Fromanger. Tel a-t-on pu le voir en 2012 aux Capucins, à Landerneau, en Bretagne, lors de l’inauguration du Fonds Hélène & Édouard Leclerc, la fondation créée par Michel-Édouard visant à rendre accessibles au plus grand nombre toutes les formes artistiques de notre temps. Tel le découvrira-t-on bientôt dans l’exposition que lui consacre le Centre Pompidou avec une cinquantaine d’œuvres couvrant la période 1964-2015, de sorte « à rendre perceptible au visiteur, au gré d’un parcours non chronologique, les expressions du dualisme qu’il situe au cœur de son art : passion picturale et souci du monde ». Il est une œuvre de lui qui est mal connue et pourtant emblématique de cette dualité : un petit film réalisé dans l’effervescence de Mai 68, intitulé Film-Tract n° 1968, occasion d’une collaboration inattendue avec Jean-Luc Godard. Ayant été frappé par une sérigraphie du peintre figurant un drapeau dont le rouge s’écoule sur le blanc et le bleu, le cinéaste veut à tout prix rencontrer le peintre. Gérard Fromanger se souvient : « Il m’a fait asseoir sur un coin de lit, il s’est assis à l’opposé et nous sommes restés ainsi pendant presque une heure sans rien dire. À un moment, Godard m’a demandé de lui expliquer comment j’avais fait cette image. Je lui ai expliqué très simplement et il a filé acheter du matériel pour que je lui fasse une démonstration. Celle-ci réussie, il m’a demandé : “Tu veux faire un film ?” J’ai répondu aussitôt par l’affirmative. Godard était déjà une star à l’époque et travailler avec lui me plaisait. Le lendemain, nous sommes allés dans une sorte de loft où il y avait une mezzanine. J’ai installé une caméra à la verticale pour tourner en banc-titre. Suivant avec application mes directives, Godard a tracé trois rectangles sur un grand papier blanc, puis il a peint ceux des extrémités en bleu et en rouge et a laissé sécher le tout. Par la suite, il a chargé le rouge de peinture fraîche et l’a fait s’épancher lentement sur toute la surface du papier en un lent mouvement. Ainsi est né ce film dont Marin Karmitz m’a demandé de réaliser, deux ans plus tard, une nouvelle version pour servir de bande annonce à son film Camarades. »
La peinture, plus forte que la politique
Passion de la peinture et regard critique sur le monde, la Figuration narrative – concept inventé dans les années 1960 par Gérald Gassiot-Talabot – est assurément l’un des mouvements postmodernes les plus affûtés sur ce registre. Jean-Luc Chalumeau, son plus fin et fidèle exégète, n’a jamais manqué de proclamer sa passion pour le travail des artistes qui en sont les acteurs. Au regard d’une situation comparative souvent avancée avec le pop art, le critique ne tarit pas d’éloges à l’endroit de Fromanger : « Nous assistons, écrivait-il dans la revue Verso en 2012, à un phénomène comparable à celui qui fit d’Andy Warhol, arrivé sur la scène artistique après Lichtenstein et quelques autres, l’incarnation même du pop art. Voilà que l’histoire est en train de désigner Gérard Fromanger comme le représentant emblématique de la Figuration narrative… » S’étonnant que cette reconnaissance arrive si tardivement, le critique rappelle que cela fait pourtant cinquante ans que l’artiste n’a jamais cessé de peindre. Il étaye enfin sa défense en citant les mots d’une de ses consœurs du Figaro, laquelle affirme que Fromanger peint « d’une main décidée, joueuse et sûre, dans ces oranges, ces jaune soleil, ces complémentaires audacieuses, ces monochromes psychédéliques violets ou bleu nuit, un amour fou de la vie, un vrai regard sur le temps qui passe et l’étrange phénomène qu’est une société. » Tout est dit de l’art et la manière du peintre.
Peintre absolument, Gérard Fromanger déclare par ailleurs que, s’il fait de la peinture, il faut alors que la peinture gagne. Il faut qu’elle parle aux autres avec son propre langage. Au-delà même de la volonté de narration, d’engagement ou d’histoire simplement racontée, il faut que la peinture fasse gagner son mystère, sa magie, qui sont au cœur même de nos existences, entre la vie et la mort. « La peinture, dit-il pour finir, c’est plus fort que la politique, plus fort que toute forme d’image. » Du moins se doit-elle de l’être. Pour bien se faire comprendre, Gérard Fromanger convoque ses amis philosophes Félix Guattari et Gilles Deleuze. Il aime notamment citer la formule de ce dernier par rapport au langage pour l’appliquer à l’ordre de la peinture : « Les grands écrivains, ce sont ceux qui créent une langue étrangère dans leur propre langue. » Tous les soins du peintre consistent ainsi à créer son propre langage au sein même de la peinture. Pari réussi, à considérer l’indice de reconnaissance immédiate de son œuvre.
1939
Naissance à Pontchartrain
1968
Il fonde les ateliers des Beaux-Arts
À partir de 1970
Utilisation de la photographie dans ses œuvres
Entre 1991 et 1995
Il réalise la série Quadrichromie
2003-2006
La série Sens dessus dessous intègre des silhouettes polychromes sur fond noir
2012
Exposition inaugurale du Fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la culture. Il vit et travaille entre Sienne et Paris
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Gérard Fromanger - De la peinture avant toute chose
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Abonnez-vous dès 1 €Du 17 février au 16 mai 2016. Musée national d’art moderne – Centre Pompidou. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h.
Tarifs : 14 et 11 €.
Commissaire : Michel Gauthier.
www.centrepompidou.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : Gérard Fromanger - De la peinture avant toute chose