PARIS
Jusqu’au 30 août, les collectionneurs Bruno Decharme et Antoine de Galbert rendent hommage dans une exposition exceptionnelle à l’architecte et maçon du Palais idéal : Ferdinand Cheval. Portrait d’un résistant au temps qui passe, amoureux de la vie et fiancé de la mort.
Qui est-il, Ferdinand Cheval, ce petit homme maigre d’un mètre soixante-six au regard si perçant ? « “Un homme insignifiant”, m’a un jour lancé un vieillard qui l’avait un peu connu dans son enfance », s’étonne Pierre Constant, restaurateur de son Palais idéal, classé Monument historique par André Malraux en 1969, auquel rendent hommage cet été Bruno Decharme et Antoine de Galbert dans leur exposition « Élévations ». En avril 1879, cet homme « insignifiant », que les villageois ne tarderont pas à tenir pour un peu fou, parcourt une trentaine de kilomètres dans la campagne pour distribuer le courrier. Ce facteur a quarante-trois ans. Il est marié ; sa femme attend un enfant. Ils possèdent une maison, avec un petit potager, bref avec une vie bien réglée… En apparence seulement. Car ce jour-là, le Facteur Cheval bute sur une pierre à la forme « bizarre » et « pittoresque ». « Je l’ai mise dans ma poche pour l’admirer à mon aise. Le lendemain, je suis repassé au même endroit ; j’en ai encore trouvé de plus belles », expliquera-t-il. Dès lors, il n’aura de cesse de ramasser ces rocs pendant ses tournées, les transportant dans sa sacoche ou dans une brouette pour construire avec elles, dans son potager, un « temple de la nature ». « À partir de ce moment, je n’eus plus de repos matin et soir », confiera-t-il.
Pendant trente-trois ans, dans un siècle de disette, il sacrifie son potager pour dresser une cathédrale faite de grottes et d’escaliers, peuplée d’animaux sculptés, protégée de géants et de mises en garde aux curieux, comme celle-ci : « Défense de rien toucher ». Presque sans fondations, longue de 25 m, elle culmine à 14 m de hauteur, chatouillant le ciel et défiant le néant – comme un pied de nez à la mort. « Souviens-toi homme que tu n’es que poussière, ton âme seule est immortelle », y a inscrit Ferdinand Cheval. La sienne l’est assurément. Elle est venue se réfugier dans ce Palais, journal intime d’une curiosité et d’une fureur de vivre pétrifiées, se dressant comme un rempart contre cette Grande Faucheuse qui n’a cessé de le tourmenter sa vie durant.
« Je construisais en rêve un palais féerique »
Car Ferdinand Cheval semble avoir vécu la mort aux trousses. Il n’a pas encore 11 ans lorsque cette dernière lui ravit sa mère. L’enfant, né en 1836 dans le petit village de Charmes, dans la Drôme, dans un milieu paysan très pauvre, sera désormais élevé par son père. S’il a la chance de fréquenter l’école jusqu’à l’âge de 12 ans, il n’en est pas moins confronté au dur labeur des champs, à la faim, aux maladies, à la pauvreté qui marquent les campagnes au XIXe siècle. À 18 ans, il perd son père. L’orphelin, encore mineur, est confié à son oncle boulanger, qui lui apprend son métier, dont on retrouvera d’ailleurs l’esprit et la « patte » dans le Palais idéal. À 22 ans, il croit sans doute tenir le bonheur en épousant une très jolie jeune fille dont il est tombé amoureux, prénommée Rosalie. Mais il n’a pas trente ans que leur premier enfant décède. Et à 37 ans, en 1873, Rosalie s’éteint à son tour.
Le voici veuf.
Est-ce aussi pour tromper l’angoisse du sommeil éternel que ce petit homme sec accepte en 1878 le poste de facteur rural à Hauterives, qui l’oblige à marcher une trentaine de kilomètres par jour pour distribuer le courrier ? Peut-être. Les conditions requises pour ce poste sont la maîtrise de la lecture et de l’écriture, ainsi qu’une bonne santé physique. Cela tombe bien, il est infatigable. Et pendant ses longues marches, son esprit s’évade. « Que faire en marchant perpétuellement dans le même décor, à moins que l’on ne songe. Pour distraire mes pensées, je construisais en rêve un palais féerique… », a-t-il écrit. Et voilà qu’un jour, la découverte d’une pierre le pousse à mettre son projet à exécution. « Je me suis dit: puisque la nature veut faire la sculpture, je ferai la maçonnerie et l’architecture. »
La mort n’a qu’à bien se tenir. Contre elle, dans son potager, après sa journée de travail, souvent à la lueur de la bougie ou de la lampe à pétrole, le facteur, qui vient de se remarier, élève avec ses pierres une façade – la façade orientale du Palais actuel – sur laquelle il érige deux cascades, la Source de vie et la Source de la sagesse. Lui qui n’a jamais reçu de formation scientifique imagine un système de canalisations pour que l’eau circule dans son édifice. Absolument habité par la tâche qu’il s’est prescrite, il rêve la nuit de ce qu’il construit le lendemain. Pendant ses tournées postales, il prélève les matériaux que la nature lui offre : du tuf, du silex, du porphyre, du quartz noir, du calcaire… Pour les faire tenir et modeler des formes, il achète de la chaux et du ciment. Et enfin, pour orner son Palais, il reçoit par la poste d’un cousin travaillant dans un restaurant à Marseille des coquillages de toutes sortes.
Une inspiration puisée dans les cartes postales et les illustrés
Pendant les vingt années qu’il consacre à édifier ce premier pan de son Palais, le facteur trompe-la-mort édifie également une grotte, qu’il baptise du nom de Saint-Amédée en l’honneur du saint patron de Hauterives, un tombeau égyptien surmonté de niches et de pagodes, et, pour équilibrer l’ensemble, un monument à chaque aile : un temple égyptien d’un côté et, de l’autre, trois géants auxquels il donne les noms de César, Archimède et Vercingétorix, surmontés par une tour aux palmiers de pierre luxuriants.
Son inspiration, cet homme au nom de centaure des postes la puise au fil des ans dans les paysages qu’il parcourt, mais aussi dans les cartes postales qu’il distribue – les premières commencent à circuler vers 1885 et gagneront leurs lettres de noblesse à l’Exposition universelle de 1889 – et, surtout, dans les magazines illustrés en vogue à l’époque, comme La Revue illustrée ou Le Magasin pittoresque. Et que lui importent les railleries des villageois et l’inimitié de son voisin ! Ce « fou » dresse un mur à la limite de son potager pour se protéger de leurs regards et de leurs quolibets. Il finit par obtenir de son voisin, sans doute à bout de nerfs, qu’il lui vende son terrain. Certes, il doit l’acquérir trois fois son prix. Mais qu’importe ? Dès lors, Ferdinand Cheval peut agrandir sa rhapsodie de pierre. Il ne fait pas de plans, mais ajoute et modèle au fur et à mesure les édifices qui l’émerveillent dans ses voyages imaginaires : une mosquée, un château médiéval, un chalet suisse, un temple hindou… viennent peu à peu constituer une autre façade, à l’ouest. Au sud, il constitue un « musée antédiluvien », avec les pierres qu’il a collectionnées ; au nord, son âme créatrice exprime sa vision de la Genèse.
Comme si, dans son Palais qui fascina tant les surréalistes, ce mystique avait pétrifié le monde entier, avec ses mythes, ses architectures, ses bêtes ou ses végétaux pour faire jaillir du sol un hymne à la vie et à la mort. À son insu, Ferdinand Cheval crée une architecture d’un érotisme puissant, où le caractère phallique des géants, des tours, des palmiers dialogue avec le mystère des grottes. Comme une ultime victoire de la vie dans ce temple à destination funèbre. Au cœur du Palais, des sarcophages égyptiens attendent sa dépouille et celle de son épouse… Du reste, ce Palais n’a pas été bâti pour qu’on y vive. Aucune pièce n’invite au repos. L’édifice, sur lequel partout des maximes exaltent le labeur et l’amour universel, est un enchevêtrement de passages obscurs et d’escaliers : on le parcourt comme au long d’un voyage initiatique.
Son tombeau pourdernier « palais »
Ferdinand Cheval a 76 ans lorsqu’il l’achève. Sur la façade nord de son rêve de pierre, il inscrit ces mots : « 1879-1912, 10 000 journées, 93 000 heures, 33 ans d’épreuves, plus opiniâtre que moi se mette à l’œuvre. » Le Facteur Cheval a son monument. Il s’est élevé de sa condition d’humble paysan et il a gagné l’immortalité. « Travail d’un seul homme », s’enorgueillit-il sur la façade de son temple.
Le repos, enfin ? Non. La municipalité lui refuse le droit d’être enterré dans ce Palais bâti sur son jardin, pour des raisons de salubrité publique. Mais il en faut plus pour décourager le facteur à la retraite. Il aura bel et bien le dernier mot sur la mort. À 78 ans, celui qui sera reconnu après la Seconde Guerre mondiale par Jean Dubuffet comme un pionnier de l’art brut se lance un nouveau défi. De 1914 à 1922, le vieillard se rendra chaque jour au cimetière de Hauterives, où il a acheté une concession. « Après avoir terminé mon Palais de rêve à l’âge de 77 ans et trente-trois ans de travail opiniâtre, je me suis trouvé encore assez courageux pour aller faire un tombeau au cimetière de la paroisse. Là encore j’ai travaillé huit années d’un dur labeur. J’ai eu le bonheur d’avoir la santé pour achever ce tombeau appelé “Le tombeau du silence et du repos sans fin” – à l’âge de 86 ans », écrira-t-il dans un cahier autobiographique. Dans ce tombeau, il aura inhumé tous les siens. Sa fille chérie, Alice, est morte à 15 ans en 1894. Le dernier fils qui lui reste, né de son premier mariage, s’est éteint en 1912. Et sa femme est décédée deux ans plus tard. Lui, rendra l’âme en 1924.
1836
Naissance à Charmes-sur-L’Herbasse, dans la Drôme
1856
Il est apprenti boulanger
1867
Il devient facteur aux Postes
1879
Début de la construction du Palais idéal
1905
Un premier article sur le Palais idéal paraît dans La Vie illustrée
1912
Achèvement du Palais idéal
1924
Décès de Joseph Ferdinand Cheval
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Facteur Cheval, le trompe-la-mort
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Abonnez-vous dès 1 €jusqu’au 30 août. Le Palais idéal du Facteur Cheval, à Hauterives (26). En juillet et août, ouvert tous les jours de 9 h 30 à 19 h.
Tarifs : 6,5 et 5,5 €.
Commissaires : Antoine de Galbert et Bruno Decharme.
www.facteurcheval.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°681 du 1 juillet 2015, avec le titre suivant : Facteur Cheval, le trompe-la-mort