Entre exaltation et dépression, l’existence de Nicolas de Staël est tout entière vouée à la peinture. Jusqu’à son suicide à l’âge de quarante et un ans, il n’aura cessé de peindre, en poussant toujours plus loin ses recherches sur l’agencement des formes et des couleurs, avec la peur constante de se répéter.
De nature fragile et tourmentée, Nicolas de Staël traverse la vie dans un état de perpétuelle urgence. En seulement quinze ans d’une peinture qui fera de lui l’un des maîtres de l’abstraction, il se donne corps et âme, quitte à sacrifier sa vie personnelle.
Né à Saint-Pétersbourg en 1914, Nicolas de Staël émigre en Pologne avec sa famille en 1919. Orphelin dès l’âge de huit ans, il est recueilli à Bruxelles par les Fricero, un couple d’industriels d’origine russe. Il étudie le dessin et la peinture à l’académie Saint-Gilles et à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles entre 1932 et 1936, puis il part pour le Maroc où il rencontre Jeannine Guillou, artiste peintre. Ensemble, ils se rendent en Algérie. Nicolas de Staël voyage ensuite en Italie et en Hollande où il admire les œuvres de Rembrandt et de Seghers, et séjourne pour la première fois dans le sud de la France. À son retour, il se rend à Paris, passe de longues heures au Louvre où il copie des œuvres de Chardin et de Delacroix et découvre dans la capitale la peinture de Cézanne, Matisse, Braque. En 1939, le jeune homme s’engage dans la légion étrangère et part pour Tunis. Démobilisé l’année suivante, il s’installe à Nice où il rejoint Jeannine ; leur fille Anne voit le jour le 24 février 1942.
Au printemps, Nicolas de Staël rencontre Alberto Magnelli par l’intermédiaire de Marie Raymond et Fred Klein. Cette rencontre est décisive et marque véritablement les débuts de sa carrière de peintre. Jusque-là, Staël réalisait des aquarelles, des dessins au fusain et quelques peintures figuratives comme son Portrait de Jeannine de 1941-1942. Magnelli est l’un des pionniers de l’abstraction et inculque à Staël ce qui deviendra son obsession, la nécessité pour un artiste de se renouveler continuellement. Nicolas de Staël rencontre Sonia Delaunay, Jean Arp et Le Corbusier, et réalise ses premiers pastels abstraits où se révèle un goût prononcé pour l’agencement des formes et les structures rigoureuses. Ses œuvres sont alors régies par des réseaux de lignes dominés par le brun et le noir (ill. 3). En 1943, l’artiste s’installe à Paris, où il est soutenu par Jeanne Bucher. Il expose dans sa galerie en 1944, aux côtés de Domela et Kandinsky. Sa première exposition personnelle a lieu en mai-juin, au même endroit, et l’artiste envoie des œuvres au Salon de mai, qui ouvre ses portes en 1945. Il se lie avec le poète Pierre Lecuire et avec Jean Bauret, amateur fortuné féru de peinture abstraite. Le peintre a un petit cercle d’admirateurs, mais vend peu, consacrant ses maigres revenus à l’achat de ses couleurs.
Un premier signe de reconnaissance
Peu de temps après la mort de Jeannine en février 1946, Nicolas de Staël rencontre Françoise, qu’il épouse le 22 mai. En octobre, il signe un contrat avec Louis Carré, fervent défenseur d’artistes comme Maurice Estève, Jean Bazaine ou Jacques Villon. Après la naissance de sa fille Laurence en 1947, Staël séjourne dans le Midi et fait la connaissance du marchand américain Théodore Schempp. L’année suivante, Françoise met au monde leur fils Jérôme. Durant l’été 1948, Staël voyage dans le sud de la France.
À partir de cette année-là, sa palette s’éclaircit, la matière est épaisse, la couleur apposée au couteau ou à la spatule. En 1949, il voyage en Hollande et en Belgique, puis à Carry-le-Rouet et à Grignan. Premier signe de véritable reconnaissance, son œuvre Composition (1949), achetée par l’État, est exposée au Musée national d’art moderne en 1950. Dans le même temps, il expose chez Dubourg et sa peinture fait l’objet d’articles d’André Chastel et de Bernard Dorival. Il part à Londres, passe l’été à Antibes et à Aix-en-Provence, rencontre René Char en 1951, dont il illustrera des poèmes. Il expose l’année suivante à Londres – sans grand succès –, fait don des Toits au Musée national d’art moderne. De retour à Paris, il assiste le 26 mars 1952 au match de football France-Suède au Parc des Princes, spectacle qui lui inspirera une série d’esquisses et de tableaux monumentaux, dont le Parc des Princes présenté au Salon de mai, une œuvre emblématique de la dualité qui régit ses compositions, entre figuration et abstraction. Les années 1950-1952 sont assurément les plus fécondes de l’artiste, formes et couleurs s’y harmonisent de la manière la plus admirable. À la rigueur des compositions des années 1940 s’ajoutent des constructions par plans où la couleur prend une importance nouvelle.
Être dans la peinture, la toucher, vivre avec
En 1952, il passe l’été au Lavandou (ill. 4) et à La Ciotat, et peint des toiles aux couleurs stridentes. « J’aiguise mes yeux aux silex du Midi », se plaît-il à dire. « Mon rêve, c’est de faire le moins de tableaux possible et de plus en plus complets ». Il produit pourtant une multitude de petits formats, dans l’idée de préparer de grandes toiles qu’il réalisera en atelier lors de son retour à Paris. Dans ses paysages, il commence un travail de simplification, réduisant les ciels, les horizons, les arbres à des espaces colorés, sans que la figure ne soit jamais totalement abandonnée. Les paysages de Florence, Ravenne, Bologne, Venise et de la Sicile qu’il traverse en 1953 lui inspireront nombre de petits tableaux très structurés, aux couleurs lumineuses, privilégiant les aplats. Entre novembre 1953 et l’été 1954, il travaille dans le Vaucluse, tandis que sa peinture, soutenue par Paul Rosenberg, connaît un franc succès aux États-Unis. Nicolas de Staël accélère le rythme, peignant avec frénésie dans une tension et une pression constantes, craignant de ne pas atteindre son but, de ne plus parvenir à se renouveler. Il retourne ensuite à Marseille et à Martigues, et Françoise donne naissance à un troisième enfant, Gustave. L’œuvre de Nicolas de Staël est dans sa phase la plus lumineuse, inspirée par les lumières de l’Italie ou du Midi. Il s’approche d’une abstraction radicale, avant d’opérer une rupture.
D’une peinture épaisse, lourde, il passe à des couleurs diluées, raclant la toile, jouant davantage sur les transparences que sur l’épaisseur (ill. 6). Un travail d’épure, jusqu’au vide, où la lumière prend le dessus sur les couleurs sourdes. La figure revient en force, notamment dans ses natures mortes. Il réalise deux cent soixante-six tableaux dans la seule année 1954 et de nombreux dessins, parfois tracés d’une seule ligne. Il commence plusieurs toiles en même temps, expose chez Dubourg et présente cinq peintures à la Biennale de Venise. Il quitte Françoise et ses enfants au début de l’automne, pour s’installer à Antibes en septembre (ill. 5). Il se ruine en couleurs et se jette corps et âme dans la peinture de façon obsessionnelle, travaillant jour et nuit. La peinture est un combat de tous les instants. « Ce que j’essaie, c’est un renouvellement continu, vraiment continu, et ce n’est pas facile. Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous les apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de forces. » Il travaille sur deux futures expositions, l’une à la galerie Dubourg, l’autre au musée d’Antibes. « J’essaie chaque fois d’ajouter quelque chose en enlevant ce qui m’encombre », dit-il en 1955 en une formule qui finalement, résume sa recherche picturale.
Cette année-là, l’artiste produit quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre, Les Mouettes, Nu couché ou Coin d’atelier fond bleu. Il est épuisé par ce besoin viscéral d’être « dans la peinture, de la toucher, de vivre avec ». Paradoxalement, sa peinture se fait de plus en plus légère, trouvant un nouveau souffle dans la transparence et le flou. Le 16 mars 1955, profondément déprimé, Nicolas de Staël brûle de nombreuses lettres et en écrit trois, les dernières, dont une adressée à son ami Dubourg : « Je n’ai pas la force de parachever mes tableaux. Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. » Il sort sur la terrasse de son atelier dans la soirée, et se jette dans le vide. Il n’a que quarante et un ans. Deux jours avant sa mort, il s’était enfermé dans une tour désaffectée du cap d’Antibes, pour commencer l’immense toile qui sera sa dernière, Le Concert (ill. 7). Une œuvre d’un rouge éclatant, peinte dans la solitude et la fièvre. Jusqu’à l’épuisement, physique et mental.
L’exposition se penche sur les derniers mois de l’artiste, lors de son ultime séjour à Antibes. Une période féconde durant laquelle il peint 147 tableaux et réalise de nombreux dessins. Près de la moitié de ces œuvres sont ici rassemblées, avec des toiles majeures comme La Cathédrale ; Bateaux à Antibes ; Les Mouettes ; Le Concert... L’exposition « Nicolas de Staël, un automne, un hiver » est ouverte du 2 juillet au 16 octobre, tous les jours de 10 h à 18 h du 15 juin au 15 septembre, nocturne en juillet et août le mercredi et le vendredi jusqu’à 20 h. À partir du 16 septembre de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h, fermé le lundi. Tarifs : 5 et 2,5 euros. Du 15 juin au 15 septembre : 6 et 3 euros. ANTIBES (06), musée Picasso, château Grimaldi, tél. 04 92 90 54 20, www.antibes-juanlespins.com.
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Nicolas de Staël
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°571 du 1 juillet 2005, avec le titre suivant : Nicolas de Staël