Poète et écrivain, ancien directeur de la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, Yves Peyré sort chez Gallimard un ouvrage mêlant témoignages et analyses sur Francis Bacon, qu’il a fréquenté les dernières années de sa vie.
J’ai rencontré Bacon par le biais d’un ami commun, l’écrivain Michel Leiris. Je préparais à cette époque-là un numéro de ma revue littéraire et artistique L’Ire des vents en hommage à Leiris, dans lequel je voulais publier des illustrations de Bacon. J’ai donc écrit à l’artiste à cette fin. Je lui ai demandé en même temps d’écrire un petit texte sur Leiris. Bacon était habile dans les entretiens – il adorait cela –, mais lorsqu’il s’agissait d’écrire, c’était autre chose. Finalement, poussé par plusieurs personnes, il l’a fait. Il m’a envoyé son texte, un texte merveilleux en deux paragraphes. Puis, quand le numéro a paru en 1981, Bacon est venu à Paris ; c’est là que nous nous sommes rencontrés. Nous avons passé un après-midi ensemble, avec Leiris. D’emblée, nous avons été très proches. Nous avons parlé de tout, de ce que l’on aimait ou non. J’avais l’impression de connaître Bacon depuis une éternité ! À la fin de la journée, il m’a dit qu’il me ferait signe la prochaine fois qu’il viendrait à Paris. Ce qu’il a fait. Nous nous sommes vus jusqu’à sa disparition. De 1981 à 1989, nous nous sommes beaucoup vus. Par la suite, il allait plus en Espagne, où il est mort, qu’à Paris. Mais il adorait Paris, sa ville préférée. Il était comme un enfant quand il se promenait dans Paris. Comment dire ? Paris l’allégeait...
Notre relation reposait sur une amitié réciproque, sur l’admiration que j’avais pour lui et sur la considération qu’il avait pour moi. Il y avait pourtant des choses qui auraient pu déplaire à Bacon : je ne buvais pas d’alcool, je n’étais pas homosexuel, je ne jouais pas – Bacon était un joueur invétéré –, mais notre relation s’est établie sur une considération pour l’art, pour la littérature et pour les choses de la vie.
Je l’interrogeais parfois sur des sujets qui le crispaient habituellement. Mais quand nous étions dans l’intimité de la conversation, il me répondait sans aucun problème : sur sa période en tant que décorateur, sur l’Irlande, sur le dessin… Pourtant, quand quelqu’un lui demandait s’il dessinait, Bacon pouvait s’emporter facilement ! Pas avec moi. Avec moi, il se confiait. Je lui ai même fait décrire la vie de Soho, à Londres. Bacon privilégiait deux quartiers londoniens : South Kensington, un quartier huppé où il résidait et travaillait, et Soho, un vrai paradis pour lui, qui fourmillait de clubs, de restaurants, de bars, de maisons de jeux… Un monde de la nuit, d’alcool et de sexe. Un monde à part entière, et dont Bacon était l’une des hautes figures.
Il m’a parlé, quelquefois, de ce monde de la nuit, mais avec une certaine pudeur. Sachant que je n’en faisais pas partie, il ne voulait pas me gêner ; il était respectueux de l’autre. Lorsqu’il m’en parlait, c’était pour expliquer un moment de peinture. Par exemple, pour évoquer un tableau qui représente deux lutteurs d’après, soi-disant, les photographies de Muybridge, et qui montre en réalité l’un de ses amants en train de copuler. Les lutteurs sont devenus des gens amoureux. On pouvait parler de cela pendant quarante minutes. Ensuite, nous parlions de Baudelaire, de Degas, de la Côte d’Azur, de l’Espagne, de Naples et de tout. Il y avait chez lui un constant va-et-vient entre sa vie, qui était extraordinaire, et son œuvre, qui fait qu’il est un génie.
Ce qui le caractérisait le plus, c’était d’une part son élégance et d’autre part sa gentillesse. Bacon était élégant pour tout et extrêmement chaleureux – très britannique en un mot –, et parlait un français admirable. Il fréquentait plusieurs types de personnages : les voyous, qu’il aimait beaucoup, ses marchands et les conservateurs de musées, qui faisaient sa promotion, et les intellectuels, qui le fascinaient ! Il adorait les intellectuels qui étaient le pendant des voyous.
Bacon était habité par des forces très contradictoires. Cela aboutissait au heurt de deux possibles qui étaient incompatibles, mais dont il arrivait à faire quelque chose, aussi bien dans sa peinture que dans sa vie, et c’était extraordinaire. Parfois, il n’était pas bien, il souffrait, et se déchargeait par la parole auprès d’un ami, par exemple, puis il était indigné à la suite de cette confidence. Il était toujours double, sans jamais être menteur, mais toujours très généreux et gentil…
Il l’était de plusieurs façon : d’une part financièrement – il dépensait beaucoup, notamment pour ses amis ; d’autre part de sa personne et de son temps. Même au milieu de l’une de ses grandes expositions, comme lors de son exposition mythique à la Galerie Lelong à Paris, en 1987, il trouvait toujours un moment pour se libérer et venir discuter chaleureusement avec vous. Personne n’imagine la pression qu’il subissait et le peu de temps dont il disposait ; pourtant, au milieu de la cohue, il ménageait du temps pour ses amis. L’un de ces moments a été photographié par un ami à la Galerie Lelong, en 1987. Le cliché montre Bacon buvant un verre avec moi, non loin de Leiris. J’ai découvert l’existence de cette photo il y a huit mois. Je l’ai reproduite dans le livre : elle est le témoin objectif de son immense générosité.
Aurait-il aimé l’actuelle exposition du Centre Pompidou ? Ses expositions étaient toujours, pour lui, un moyen de s’interroger. Il pensait que ses tableaux n’étaient pas aussi bons que ce que les gens prétendaient. Ce qui était dangereux, car s’il mettait la main dessus, il pouvait les détruire. Les expositions le troublaient. Pour autant, il était impatient de les parcourir. Il se prêtait même au jeu… jusqu’à un certain point. Cela l’amusait, avant de l’énerver. On dit qu’il était parfois désagréable – il a sans doute pu l’être –, mais moi je ne l’ai jamais vu ainsi. Je l’ai déjà vu violent vis-à-vis de lui-même, très dur dans ses jugements, mais jamais vis-à-vis des autres.
Pour l’exposition du Centre Pompidou, il n’aurait peut-être rien dit au départ, mais je pense qu’il aurait imaginé ensuite qu’elle oubliait un certain nombre d’écrivains : il aurait été frappé qu’on ne parle pas de Shakespeare par exemple [auquel un chapitre du catalogue de l’exposition est consacré, NDLR] ou de Baudelaire, auxquels il vouait un culte, même si les six écrivains retenus dans l’exposition [Eschyle, Nietzsche, Bataille, Leiris, Conrad et Eliot, NDLR] étaient des écrivains qu’il admirait, surtout Nietzsche qu’il adorait : on pourrait même faire une exposition « Nietzsche et Bacon ».
L’exposition est, pour ce qui concerne les peintures exposées, tout à fait bien. Il manque certains très beaux tableaux, certes, mais c’est le propre d’une exposition. Ce qui me questionne, en revanche, c’est la coupure chronologique, le choix de démarrer en 1971. Il n’y a pas de coupure dans le travail de Bacon. Mais, s’il devait y en avoir une, elle se situerait en 1962. De 1946 à 1957, il peint des tableaux extraordinaires, avant de traverser une crise terrible. Il peint très peu de bons tableaux entre 1958 et 1961. Dans mon livre, j’en ai retenu seulement quatre. Après cette période-là, Bacon change : il peint d’abord la figure et, ensuite, il réalise le fond de ses tableaux, alors qu’il faisait l’inverse avant. Cette coupure est réelle, mais je n’en vois pas d’autre en 1971-1972. Cette coupure écarte, par exemple, le portrait de William Blake, qu’il a peint à la fin des années 1950, alors que le tableau sur T.S. Eliot est dans l’exposition. C’est une lacune de l’exposition.
Son travail est un tout. Voilà pourquoi il faut considérer la peinture de Bacon du début jusqu’à la fin. Il y a constamment chez lui la présence d’éléments annoncés longtemps avant, y compris dans ses derniers tableaux. Si on prend par exemple la première figuration du pape qui hurle, la Tête VI de 1949, le tableau annonce les fonds que l’on verra flamboyer dans ses peintures des années 1960.
Ce qu’il y a de magnifique chez Bacon, c’est le génie de la touche et de la couleur. Voilà pourquoi il aimait tant Monet et Degas. Certes, il y a chez lui une vraie violence, mais il y a aussi la caresse de la matière. Dans le triptyque consacré à T.S. Eliot, la pièce de viande est d’une brutalité incroyable mais, en même temps, les touches sont d’une délicatesse et d’une douceur étranges. Les tons aussi sont très étranges.
Bacon est un inventeur. Or, durant sa dernière « période », il fait la synthèse entre le décorateur génial, le peintre de la violence et cette touche caressant la surface. Il est difficile d’établir des hiérarchies dans une œuvre pareille.
Ce livre est venu en toute liberté. Je ne savais pas que le Centre Pompidou préparait une exposition. L’idée était de concevoir un hommage à Francis Bacon, que j’ai connu. Ce livre mêle donc trois choses : une partie d’appréciation, une autre de narration et une partie d’analyse de son œuvre, avec une triple approche analytique, philosophique et poétique. J’avais écrit un texte du vivant de Francis Bacon, L’Espace de l’immédiat, dont j’ai fait ici un chapitre en le modifiant légèrement. Francis avait aimé ce texte. J’avais également commencé un poème sur lui, mais je l’ai jeté quand j’ai appris sa mort. Je ne pouvais pas le continuer. J’ai décidé de le reprendre ici, même si je n’en avais plus les mots exacts ; c’est comme cela que j’ai écrit La Chambre en haut du cri qui évoque, dans le livre, ce que Bacon était pour moi. Pour illustrer ce poème, j’ai placé une photographie de Bacon en haut d’un escalier, prise en contre-plongée, qui évoque le vertige poétique.
Tout et rien à la fois. Tout, car la poésie a toujours une capacité à synthétiser et à imaginer, alors que la prose est prisonnière d’un autre genre. La poésie privilégie des flashs, des instants très forts qui se télescopent – c’est une sorte de heurt permanent –, tandis que la prose, qu’on le veuille ou non, concilie les choses. La poésie possède elle-même un rythme que la prose n’a pas. Bacon aimait ce rythme et cette approche.
C’est une question de respect. D’un côté, les images qui s’introduisent dans le texte deviennent illustratives. De l’autre, le texte qui est pénétré par les images n’a plus sa plénitude. Si l’on veut la plénitude du texte et des œuvres, mieux vaut donc les dissocier. J’avais déjà fait ce choix pour mon grand livre sur Fautrier. Dans certains livres, il est possible de mêler les images et le texte ; cela peut être magnifique, mais ce sont des livres d’un autre genre.
La grande question était celle des photographies documentaires. Nous ne voulions pas en mettre beaucoup, il nous a donc fallu faire un choix terrible. Pour Francis Bacon ou la mesure de l’excès, je suis responsable du texte et du choix des œuvres – j’en ai retenu environ 120 sur près de 350 œuvres géniales réalisées par Bacon –, la mise en page et la couverture ayant été travaillées avec les éditions Gallimard. Je remercie d’ailleurs l’équipe qui a travaillé avec moi : nous avons réussi à construire un rythme.
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Yves Peyré : « Bacon était habité par des forces très contradictoires »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°728 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : Yves Peyré : « Bacon était habité par des forces très contradictoires »