Livre

BIOGRAPHIE

« Yves Klein a servi de catalyseur outre-Rhin pour le milieu de l’art »

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 13 février 2019 - 837 mots

PARIS

L’historien de l’art et professeur à la Kunstakademie de Düsseldorf Robert Fleck explique dans un ouvrage la reconnaissance dont a bénéficié très tôt l’œuvre de l’artiste français en Allemagne.

Tout aurait-il été dit, au travers des débats et positions contrastées autour de l’œuvre d’« Yves le Monochrome » ? Le livre issu du travail minutieux de Robert Fleck offre un regard élargi et précieux sur ce classique moderne, fort de la double inscription de son auteur dans le paysage de l’art en France et en Allemagne comme critique, commissaire d’exposition et professeur. Le sujet du volume est bien dans cette mention, d’ailleurs, figurant en sous-titre mais en sa seule quatrième de couverture : « L’aventure allemande ». Et c’est ce déplacement de perspective même qui donne son poids au livre : on y mesure l’intelligence et l’énergie artistiques d’un genre nouveau engagées par Yves Klein (1928, Nice-1962, Paris), qui le mènent à une première exposition allemande en galerie au printemps 1957, à peine deux ans après sa première exposition en France ; puis à la commande monumentale pour l’Opéra de Gelsenkirchen inaugurée à l’hiver 1959, et enfin à l’exposition monographique muséale qu’il n’aura pas en France mais à Krefeld, en 1961, un an avant sa disparition prématurée.

Témoignages précieux

Plus encore, transparaît au fil des pages l’intense complicité – déjà connue concernant les artistes de la scène parisienne et niçoise – et la puissante influence de Klein, parfois même par désaccord, sur toute une génération d’artistes, ceux qui émergent au sortir de la guerre dans l’Allemagne dévastée de l’après-nazisme et qui constituent la scène allemande sur plusieurs générations jusqu’à aujourd’hui. C’est ce que la minutie historiographique et les sources directes par témoignage sous la plume vive de Robert Fleck établissent, en nourrissant certes le portrait et l’itinéraire de Klein, mais aussi en relevant son rôle et son influence dans une histoire largement méconnue de plus d’un demi-siècle d’art en Allemagne.

Interrogé pour le JdA, Robert Fleck précise l’origine de son travail : « Raymond Hains, Jacques Villeglé, également Daniel Moquay [qui gère la succession avec la veuve de l’artiste] m’ont toujours dit que l’on ne pouvait comprendre Klein que par l’Allemagne. L’idée était de faire le point de la manière la plus exhaustive possible avant que les derniers témoins oculaires – encore nombreux – ne disparaissent, tout en intégrant les nombreux travaux antérieurs, et les archives disponibles depuis la création des Archives de la critique d’art à Rennes, des Archives Yves Klein à Paris et de la Zero Foundation à Düsseldorf. » L’Allemagne, donc. L’historien reprend : « Yves Klein s’y est senti immédiatement à l’aise. Il y a trouvé un terreau comme jamais ailleurs – n’oublions pas qu’à Paris il était vu comme un provincial. Tous les témoins le racontent et les faits le prouvent. Du coup, il n’était plus contraint de jouer sur la provocation pour se faire remarquer, comme à Paris, mais il pouvait se mettre sérieusement au travail pour se faire une situation et se construire un réseau de soutiens, d’artistes, de critiques et de collectionneurs. Comme il était extraordinairement bosseur et intelligent, il en a fait sa base économique. C’est son professionnalisme qui surprend, ainsi que la manière stratégique de mettre en œuvre une véritable vision du rôle de l’artiste dans une société de communication. »

Les séjours de Klein outre-Rhin le mettent en contact avec des artistes de sa génération, en particulier le trio à l’origine du groupe Zero, Heinz Mack, Otto Piene et Günther Uecker, et avec d’autres bien au-delà, assure Robert Fleck, qui précise : « Presque tous ceux qui étaient étudiants à l’époque à Düsseldorf, seule école “moderne” et d’art “d’avant-garde” en Allemagne autour de 1960, venus de partout en Allemagne, en sont restés marqués et ont transmis cette marque à leurs propres étudiants des décennies durant. Cette réception allemande d’Yves Klein sur le long terme est encore inconnue. » Il le relève : « Les relations artistiques franco-allemandes depuis 1945, si intenses et pleines de malentendus à la fois, sont peu connues. Et les deux scènes artistiques sont encore aujourd’hui opaques l’une pour l’autre. Pourtant Yves Klein a servi de catalyseur outre-Rhin pour la construction systématique d’un milieu d’art contemporain puissant, aujourd’hui encore admiré, craint et énigmatique dans son fonctionnement vu de France. Il s’agissait dès le départ d’une construction européenne, entre une centaine d’acteurs, avec Amsterdam, la Belgique, Milan et Paris. C’est ce qui assura d’ailleurs la survie de l’œuvre de Klein après son décès en 1962. Klein anticipa également la conscience commune de ces réseaux qu’il fallait s’unir pour faire poids vis-à-vis de New York. C’est en 1964 que Paris a commencé à se replier sur soi-même et à sortir de ces réseaux. Vingt ans plus tard, des profs comme [Bernd et Hilla] Becher, Beuys ou Paik disaient à leurs étudiants à la Kunstakademie de Düsseldorf : “Nous sommes ici. Là-bas, c’est New York. Entre les deux, il n’y a rien.” » Klein a su inventer son œuvre et sa singulière pensée de l’espace à cette échelle, dans ce vide d’une cartographie qu’il a contribué à redessiner.

Robert Fleck, Yves Klein, l’aventure allemande,
Manuella Éditions, Paris, 2018, 160 p., 20 €.
Lire aussi : Antje Kramer Mallordy et Rotraut Klein-Mocquay,
Yves Klein, Germany, éditions Dilecta, Paris, 2017, 292 p., 35 €

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°517 du 15 février 2019, avec le titre suivant : « Yves Klein a servi de catalyseur outre-Rhin pour le milieu de l’art »

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