À l’heure où sont déboulonnées des statues de colonisateurs et d’esclavagistes, les éditions Cercle d’art annoncent la sortie le 8 octobre d’un ouvrage d’Alain Ruscio qui, ajourné pour cause d’épidémie, rejoint involontairement une actualité brûlante. Sensible.
La mort de George Floyd, le 25 mai 2020 à Minneapolis, rappelle qu’être noir aujourd’hui condamne – à lutter pour survivre, à lutter pour faire valoir ses droits, à lutter pour être respecté, à mort, parfois. La couleur de la peau ne fait pas que distinguer : elle discrimine. Cette actualité incandescente, voire urgente, s’éteindra-t-elle comme les braises – avec le temps et dans le silence, au milieu de notre indifférence ? Le recours au passé et le secours de l’histoire sont donc importants : ils permettent de faire que l’indignation ne soit pas un feu de paille, que la colère ne soit pas de l’huile sur ce feu, mais bien une lave venue de la nuit des temps. Déboulonnés les symboles, subsistent les racines du mal, celles-là mêmes que permettent d’étudier le présent ouvrage, qui s’intègre dans une littérature pléthorique consacrée aux questions coloniale et anthropologique, que l’on songe aux travaux décisifs menés par l’historien Pascal Blanchard (Exhibitions. L’invention du sauvage, 2011) ou par l’historienne de l’art Anne Lafont (L’Art et la race, L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, 2019).
Cet ouvrage relié abrite sur la première de couverture, vierge de toute mention d’auteur ou de titre, la reproduction d’une illustration tirée de la livraison du 29 janvier 1920 de la revue militaire La Baïonnette, laquelle montre – le dialogue reversé sur la quatrième nous l’apprend – un Occidental savourant un plat dont son hôte noir lui signale nonchalamment qu’il s’agit de la cuisse du matelot qui l’accompagnait. Tout est dit, d’emblée, même si cette illustration, reconduisant l’image stéréotypée de l’indigène anthropophage, exclut quelque peu la dimension éminemment politique de cette publication.
Reléguée sur un étui cartonné, dont la joliesse le dispute à l’afféterie, la note d’intention de l’ouvrage rappelle combien la « mission civilisatrice » de la France, fondée sur des « certitudes raciales », engendra des images visant à « dénoncer et/ou ridiculiser les travers de nos sujets en proie à l’imbécillité et à l’ignorance ». Car l’image sait exprimer succinctement ce que les mots échouent à dire en un clin d’œil. L’image résume et réunit, abrège. Ici caricaturale, elle était donc toute désignée pour stigmatiser ces êtres réputés de peu, de moins, pour instituer la prédominance d’une race sur une autre, pour véhiculer des succédanés d’idées, des idées reçues dont il fallut attendre des siècles pour qu’on cessât de les recevoir…
Signé par l’historien Alain Ruscio, l’ouvrage s’ouvre par une subtile préface de Marcel Dorigny analysant l’étendue du « fait colonial », institué par le Code noir de 1685, préparé par Colbert à la demande de Louis XIV. Déclarant « les esclaves êtres meubles », ce code chosifiait les indigènes et ouvrait la voie à une tradition négrophobe étrangement durable, ainsi que le trahit l’histoire de la Vénus hottentote, dont on exhiba dans les foires les formes superlatives jusqu’à sa mort, en 1815, puis le squelette au Musée de l’homme jusqu’en… 1974.
Subtilement, le livre excède la stricte négritude, pour reprendre le mot formé par Aimé Césaire, et investigue tous les colonialismes, de la prise d’Alger de 1830 à la fin de la guerre d’Algérie en 1962. Maroc, Indochine, Cameroun, Antilles et, avec, « noirs », « jaunes » ou « bruns » sont ainsi convoqués pour déplier, en trois grandes séquences – expansion impériale, mission civilisationnelle et résistance politique – l’album accablant d’une histoire française, accréditée par des hommes politiques ou de grands écrivains, de Guy de Maupassant (« Qui dit Arabe dit voleur, sans exception ») à Victor Hugo (« Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la »).
Certes, l’imagerie de l’album décline ad nauseam une insupportable volonté de domination. Il n’en demeure pas moins que ces caricatures, empruntant tantôt au vérisme photographique, tantôt à un pictorialisme amène, auraient mérité des considérations plastiques susceptibles d’en montrer les racines esthétiques. Toutefois, chaque image, loin de n’être qu’une vignette présentée hors-sol, est agrémentée d’un commentaire qui, au terme de l’ouvrage, éclaire quant aux conditions, idéologiques et historiques, de sa production. Absolument remarquable, cette contextualisation, en tant qu’elle explicite un événement singulier, décrypte un sous-texte ou pointe des incohérences, permet d’approcher au mieux cette histoire majeure, quand, la méfiance devient mépris, la peur tyrannie, et la différence hégémonie. Quand on lit ces pages éloquentes, ces indigènes avides de sang ou de stupre, convoitant nos terres ou nos femmes, plein de vices et d’abus nous semblent moins étrangers que familiers, car pareils aux pulsions inavouables qui peuplent nos corps, quelle qu’en soit la couleur…
À la suite de la parution dans « L’Œil » de la chronique « entre-nerfs » de Colin Lemoine sur le livre « Quand les civilisateurs croquaient les indigènes », d’Alain Ruscio, nous avons reçu le courrier suivant de M. Michel Lambart.
« Je relève, dans l’intéressant compte-rendu de Colin Lemoine de l’ouvrage d’Alain Ruscio (« Quand les civilisateurs croquaient les indigènes », 2e paragraphe) que la couverture présente une reproduction du mensuel « La Baïonnette », mais il est inexact de qualifier « La Baïonnette » de revue militaire, c’était une revue satirique sur le déroulement de la Première Guerre mondiale dont le premier numéro parut en mai 1915 avec la collaboration d’illustrateurs (Barbier, Benda, Gus Bofa, De Gastyne, Genty, Jean Villemot) et d’écrivains déjà célèbres (Guillaume Apollinaire, Francis Carco, Colette, Maurice Dekobra, Mac Orlan, André Salmon).
Un autre paragraphe a retenu mon attention, le 3e, que l’auteur termine par : « sont ainsi convoqués pour déplier, en trois grandes séquence – expansion impériale, mission civilisationnelle et résistance politique – l’album accablant d’une histoire française, accréditée par des hommes politiques ou de grands écrivains, de Guy de Maupassant (« qui dit Arabe dit voleur, sans exception ») à Victor Hugo (« Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-là »). » Je trouve particulièrement injuste le choix de ces deux écrivains en s’appuyant sur deux citations sorties de leur contexte. Vice-président des Amis de Flaubert et de Maupassant, j’ai donné des articles sur Maupassant et le colonialisme ; son analyse des populations lors de ses voyages en Algérie et en Tunisie, comme reporter et dans plusieurs de ses ouvrages, montre la détresse des Arabes et des Kabyles face à la population européenne. Voici un extrait de son article du 10 août 1881 au « Gaulois » : « J’apprends que plusieurs journaux algériens ont répondu avec aigreur à mes chroniques sur l’Algérie […]. Au fond, on m’en a surtout voulu, je crois, de la sympathie que l’Arabe m’a inspirée à première vue, et de l’indignation qui m’a saisi en découvrant quels sont les procédés de civilisation qu’on emploie envers lui. Nous n’avons, à Paris, aucun soupçon de ce qu’on pense ici. Nous nous imaginons bonnement que l’application du régime civil est l’inauguration d’un régime de douceur. C’est, au contraire, dans l’espérance de la plupart des Algériens, le signal de l’extermination de l’Arabe. Les journaux les plus hostiles au système des bureaux arabes qui publient à tout instant des articles avec des titres comme celui-ci « Plus d’arabophiles ! » ce qui équivaut à ce cri « Vivent les arabophages ! » Le mot d’ordre est « Extermination ! » la pensée « Ote-toi de là que je m’y mette ! » Qui parle ainsi ? – Des algériens d’Alger qui dirigent les affaires à la place du gouvernement. Ils n’ont point vu d’autres Arabes que ceux qui leur cirent les bottes : ils font de la colonisation en chambre et de la culture en gandoura […]. Ils crient : « L’Arabe est un peuple ingouvernable. Il faut le rejeter dans le désert, le tuer ou le chasser, pas de milieu. »
Quant à Victor Hugo, sans parler de son œuvre, il suffisait de visiter en 2019 l’exposition « Le modèle noir » [au Musée d’Orsay] ou d’étudier le catalogue. Chaque année, de 1788 à 1953, présente un fait marquant ; en 1826, c’est « Bug-Jargal » et sous vitrine, un exemplaire de l’édition originale, « Paris : Urbain Canel », accompagné du manuscrit. Bug-Jargal, personnage inspiré de Toussaint-Louverture, esclave et fils de roi, mène la révolte des Noirs de Saint-Domingue contre la domination française. L’ordonnance de Charles X du 17 avril 1825 concède aux habitants de la partie française de Saint-Domingue l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement. En 1859, Victor Hugo apprend qu’en Amérique, le 16 octobre, à Harpers Ferry en Virginie, une révolte d’esclaves noirs conduite par John Brown s’est soldée par un échec et par la condamnation à mort de John Brown le 2 décembre. L’écrivain, en exil à Guernesey, adresse aussitôt une lettre ouverte à la presse européenne et américaine, afin d’obtenir sa grâce… en vain. Nous trouvons John Brown dans les œuvres complètes, « Actes et paroles » : « Oui, que l’Amérique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus. » Il réalisera ensuite une gravure pour John Brown.
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Quand les civilisateurs croquaient les indigènes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°736 du 1 septembre 2020, avec le titre suivant : Quand les civilisateurs croquaient les indigènes