Entre lectures érudites et considérations poétiques, cet ouvrage collectif prend le lieu commun comme point de départ de réflexions sur l’histoire de l’art et des idées.
« Indiscutablement, les lieux communs n’ont pas bonne presse », note Itzhak Goldberg en introduction de cet ouvrage qui leur est consacré et dont il a assuré la direction. Par définition, l’idée reçue, préconçue, semble en effet incompatible avec celle de création, où prévaut l’exigence de singularité. Invoquant Gustave Flaubert, Charles Baudelaire, Jean-Paul Sartre, et le spécialiste de Marcel Proust, Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, notre confrère au Journal des Arts rappelle pourtant l’ambivalence du poncif en littérature, où le cliché flirte volontiers avec l’universel. Qu’en est-il en art ? Ce livre part du postulat d’une « double coupure » qui se serait produite dans les années 1960. À partir de ce moment « d’une part, les artistes se révoltent contre la dictature de l’originalité, […] d’autre part, on assiste à un changement dans la nature des lieux communs ». C’est le prétexte à une série d’interventions savantes qui traquent le lieu commun là où on ne l’attendait pas. Une douzaine d’auteurs, ainsi que deux artistes (Pierre Buraglio et Ernest Pignon Ernest) et une poétesse, Rivka Miriam, proposent ainsi autant de points de vue sur cette notion relative et profondément ambiguë, qui s’avère fertile à leur réflexion.
Envisagé dans une perspective historique, depuis la Grèce aristotélicienne qui le vit naître, le lieu commun serait ainsi « réversible », selon François Lecercle, car c’est au XIXe siècle que son acception, globalement positive jusque-là, se charge de négativité. Non sans que la dénonciation du prêt-à-penser – abondée par le genre très en vogue du sottisier – ne comporte à son tour, selon le professeur de littérature comparée, une part d’équivoque, cette mise en cause idéologique reposant sur une discutable détestation « de la modernité et de l’abêtissement démocratique ».
Petit saut temporel jusqu’aux années 1960-1970 : avec l’apparition de la narrativité dans l’art, des micro-récits personnels cultivés par Sophie Calle, des mythologies chères à Christian Boltanski, bref, avec la valorisation de l’intime, Danièle Méaux voit pour sa part un parti pris assumé du lieu commun, « une entreprise où s’imposent les visions les plus stéréotypées ». Entre second degré à l’œuvre et engouement pour les sciences sociales, ce parti pris renverserait, d’après cette professeure d’esthétique, « l’idée reçue de l’originalité du sujet ». Joli retournement, qui annonce les démystifications de la postmodernité.
Bernard Rougé s’intéresse, quant à lui, dans un exercice de style quasi tautologique, à un lieu commun de la critique qui consisterait à réduire le pop art à un mouvement fondé sur le lieu commun. Jeanne Brun ose, pour sa part, une mise en parallèle féconde entre les écrits de Remy de Gourmont et le langage visuel de John Baldessari, chacun ayant en partage cette capacité critique à « mettre l’intelligence en mouvement dans un monde saturé par les lieux communs de la pensée et des images ».
Mais on ne peut pas toujours éviter le lieu commun. En 2013, rappelle l’historien de l’art Jean-Philippe Chimot, Anselm Kiefer plaçait à l’entrée de son exposition « De l’Allemagne », au Louvre, un dispositif invitant les visiteurs à franchir symboliquement le Rhin : le « topos » quand il est mitoyen se fait parfois incontournable. Concentré de clichés dans les paysages de Lichtenstein analysés par Itzhak Goldberg, le lieu commun n’en reste pas moins, selon Bertrand Tillier qui s’intéresse au motif de l’atelier, « une banalité qui n’est pas totalement dénuée de vérité – ce qui lui garantit sa force ». Pour preuve, son usage courant dans la littérature que Nathalie Heinich qualifie « d’acharnement herméneutique ». Démontant d’abord deux contre-vérités courantes sur l’œuvre emblématique de Marcel Duchamp, Fontaine, la sociologue se concentre sur les truismes véhiculés par les discours sur l’art contemporain, qui ne peut se passer de ces « opérateurs verbaux ». De « l’artiste un peu naïf à l’historien d’art un peu paresseux, en passant par le critique d’art un peu laborieux », chacun en prend pour son grade au fil des figures récurrentes de la « significativité » égrenées par Nathalie Heinich. Et de pointer : « Les lieux communs ne sont pas des banalités à dénoncer en raison de leur manque d’originalité ou même de leur fausseté factuelle : ce sont des révélateurs des valeurs qu’ils expriment indirectement et qui méritent donc d’être analysés à ce titre. » Au point d’éprouver pour ces évidences éculées une forme de nostalgie ? C’est ce que suggère le texte de la poétesse Rivka Miriam, qui juge « important de se pencher sur les lieux communs non pas simplement comme sur des idées désormais totalement vidées de leur contenu, mais de tenter de remonter à la source de leur vitalité » et qui y voit encore, « même confusément, les traces de ce que l’on appelle aujourd’hui des mythes qui, dans d’autres circonstances, étaient malgré tout des idéaux ». On le voit, un ouvrage sur les lieux communs peut s’autoriser à sortir des sentiers battus. Celui-ci n’a-t-il pas pour sous-titre : l’art du cliché ?
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Quand le lieu commun aiguillonne la pensée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°552 du 2 octobre 2020, avec le titre suivant : Quand le lieu commun aiguillonne la pensée