Par son ébouriffante investigation des œuvres invisibles, parue chez Gallimard dans la collection « Art et artistes », Denys Riout explore les linéaments et les ambiguïtés de la pulsion scopique. Magistral.
Lyon, palais Saint-Pierre, à une époque où le musée d’art contemporain occupait encore une aile de ce monastère aujourd’hui réservé au seul Musée des beaux-arts. Sur la photographie, datée du 25 septembre 1990, Claudio Parmiggiani et deux acolytes portent à l’aide d’une corde, comme d’autres un cercueil, une énorme boule de 75 cm de diamètre. Conçue deux ans auparavant, Terra va être ensevelie dans les jardins du cloître et, ce faisant, à jamais soustraite au monde visible. De ce geste radical, peu de choses portent trace : une vidéo, un reportage photographique, une pelouse récalcitrante, une modeste plaque et la mémoire d’un agent de surveillance, involontaire gardien du secret et du temple. C’est tout. Éloquent, cet épisode eût été une simple bouffonnerie s’il n’avait soulevé des questions cruciales. Rendue invisible, une œuvre cesse-t-elle d’exister ? Comment enregistrer sa disparation, fixer son souvenir ? Jusqu’à quel point un artiste peut-il contrarier l’expérience esthétique de notre société iconophile, obsédée par le regard ? Peut-on jouir sans voir ?
Publié par Gallimard dans la prestigieuse collection « Art et artistes », laquelle voit des historiens de l’art majeur ausculter la vie des formes et des idées (Jean Clair, Georges Didi-Huberman, Laurence Bertrand Dorléac…), cet ouvrage profus héberge en première de couverture une reproduction des Altered Glasses (vers 1963) de Daniel Spoerri – cette paire de lunettes dont les verres, munis de pointes métalliques dirigées vers les globes oculaires, condamneraient tout porteur à la cécité.
Digne du Cadeau (1921) de Man Ray – un fer à repasser paré de clous –, cette œuvre rappelle ce que Sade, Freud ou Bataille énoncèrent toujours : la pulsion rétinienne, volontiers irrésistible, n’est pas sans vertige ni danger. Voir envoûte, mais voir abîme. Dans tous les sens du terme. Ce faisant, nombreux furent les artistes – de Walter De Maria à Patrick Corillon – à mettre en œuvre(s) « l’effacement du primat de la vue », tantôt en dissimulant leurs réalisations, tantôt en convoquant d’autres sens – ouïe et odorat notamment –, manière de rompre avec une vision anatomique sans pour autant sacrifier cette visio spiritualis, indifférente à toute corporéité et à toute immanence.
D’un déploiement fluide, le livre est séquencé en quatre temps. Le premier, intitulé « Tombes et monuments », assigne des œuvres ensevelies ou, à défaut, recouvertes, ainsi du Déjeuner sous l’herbe, inhumé par Daniel Spoerri en 1983, ou des formidables pavés de Jochen Gerz, marqués sur leur face cachée du nom d’un cimetière juif disparu (Monument contre le racisme, 1993) ; le deuxième, baptisé « Loin des sens, une chasse au trésor », étudie les logiques dissimulatrices (L’Origine du monde de Courbet cachée sous un panneau d’André Masson par son propriétaire Jacques Lacan), invisibles (Robert Barry dispersant des gaz dans le désert Mojave en 1969) ou immatérielles (Yves Klein concevant un Théâtre du vide en 1958) ; le troisième explore les « autres sens » et les « œuvres à toucher, sentir, écouter », d’un Nicolas Aiello répandant une troublante odeur de sauce tomate dans une exposition (Al Pomodoro, 2002) aux aboiements de chien prétendument diffusés par Christian Boltanski à Venise lors de la Biennale de 2003.
Toutes les œuvres le disent, et Denys Riout, en inlassable anatomiste du visible, l’analyse avec fièvre : la présence peut être disjointe de l’incarnation. Soustraire une œuvre à la vue ne condamne pas son existence. Mieux, ce retranchement peut exhausser sa réalité, sa quantité de réalité, ce que Walter Benjamin appelle son « aura ».
Jouant avec le mystère de la transcendance et l’illusionnisme des sens, les artistes, de Marcel Duchamp à Maurizio Cattelan, refondent cette visio spiritualis, qui est tout à la fois une vision spirituelle et une vue de l’esprit, quand l’odorat autorise à voir et, pour paraphraser Paul Claudel, que l’œil écoute. Loin de n’être que des pirouettes synesthésiques ou des badinages plastiques, ces œuvres bouleversent fondamentalement notre rapport aux « arts visuels ».
Remarquable, la quatrième et dernière partie investigue « l’indispensable épiphanie de l’invisible », approchée par deux expositions récentes, tenues en 2005 à San Francisco (« A Brief History of Invisible Art ») puis à Londres, sept ans plus tard (« Invisible. Art about the Unseen 1957-2012 »). Une épiphanie ambiguë, et presque oxymorique : l’invisible, pour n’être pas l’autre nom de l’ignorance, doit être nécessairement enregistré, su, lu, voire… vu. Car il faut des mots, des images et des récits, des preuves et des suaires, une ekphrasis et une langue, pour arracher les œuvres invisibles à l’inexistence, pour porter trace. Et, à cet égard, les phrases de Denys Riout sont assurément préservées de l’oubli.
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Portes closes et œuvres invisibles
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°725 du 1 juillet 2019, avec le titre suivant : Portes closes et œuvres invisibles