Universitaires et conservateurs se penchent sur les oubliés de l’histoire de l’art, tels ceux qui ont travaillé pour un nom célèbre ou choisi l’artisanat.
« Aller débusquer ceux qui se trouvent à l’ombre des maîtres, c’est […] affronter quelques mythes et stéréotypes historiographiques, c’est croiser des autorités paternelles, voire paternalistes, les notions d’“école”, d’“influence”, de “génie”, c’est repenser les hiérarchies implicites ou déclarées, les évictions et les anathèmes. » C’est ainsi que l’historien de l’art Martial Guédron, dans son post-scriptum aux actes des journées d’études organisées par Mathilde Legeay et Jessy Jouan qui se sont tenues en décembre 2019 à Nantes, résume le travail qui s’y est accompli. Dix-sept cas ont été abordés permettant de découvrir des artistes (parfois anonymes), leurs stratégies pour exister dans un monde concurrentiel, leurs succès aujourd’hui oubliés, ou, à l’inverse, la manière dont ils ont pu être volontairement laissés dans l’ombre par le maître dont ils dépendaient.
Ces exemples choisis en France et en Italie entre le XIIe et le XIXe siècle s’inscrivent dans une approche sociologique de l’histoire de l’art aujourd’hui généralisée. Cependant, la quatrième partie de l’ouvrage fait comprendre que l’exhumation d’artistes négligés par la postérité n’a pas toujours été guidée par cette vision. Morgane Weinling montre que l’« Exposition de tableaux des petits maîtres de l’école de 1830 », organisée en 1913 à la galerie Georges Petit, à Paris, n’était pas dénuée d’arrière-pensées. Si son coorganisateur, Léon Roger-Milès, défendait avec conviction ces peintres qui avaient « connu l’inégalité dans la vie » et se trouvaient désormais « dans l’effacement injuste de l’oubli », le galeriste, confronté à un assèchement du marché des maîtres reconnus, cherchait surtout de nouveaux gisements d’œuvres. L’exemple de Maurice Magnin qui, avec sa sœur Jeanne, a réuni 2 600 tableaux, dessins et objets d’art et donné naissance au Musée Magnin à Dijon est différent. Sophie Harent, aujourd’hui directrice du musée, raconte comment le collectionneur, qui aurait pu s’offrir sagement quelques œuvres de premier plan, a plutôt recherché « selon des visées nettement encyclopédiques » des artistes oubliés ou à réhabiliter. Dans ce cas, la collection est elle-même une œuvre à l’étude de laquelle nombre de chercheurs continuent de s’atteler.
C’est pour une réhabilitation que plaide aussi Lisa Sapy : celle du sculpteur du XVIIIe siècle Nicolas Sébastien Adam, « disciple de son frère », selon Pierre-Jean Mariette (in Abecedario). Considéré comme un suiveur de Lambert Sigisbert Adam, son aîné, Nicolas a pourtant été davantage loué que lui pour ses réalisations. Mais, dans la société patriarcale de l’Ancien Régime, il en était dépendant puisqu’ils travaillaient ensemble et il était donc vu comme mineur (à tous les sens du terme), inconvénient aggravé par le fait qu’il est resté baroque quand est apparu le goût pour le retour à l’antique, se disqualifiant définitivement aux yeux de la postérité.
Éternelle pierre d’achoppement, l’opposition entre artistes et artisans que cultive l’histoire de l’art occidental depuis la Renaissance a eu d’importantes conséquences. Elle n’existait pas au Moyen Âge, comme le démontrent plusieurs essais du livre. On aurait pu penser qu’elle était également absente de l’atelier de Haute-Claire [voir ill.] étudié par Élodie Le Beller. Dans le cadre de cette association entre orfèvres, dinandières et céramistes à l’inititiative du peintre et émailleur Armand Point en 1896, « la répartition des tâches dans l’atelier se fonde sur les savoir-faire complémentaires des “collaborateurs” ». Pourtant, les œuvres de Haute-Claire sont toujours attribuées uniquement à Point, lequel avait rang de directeur quand les autres étaient des ouvriers ou des élèves.
Confronté à cette hiérarchisation, le peintre Claudius Lavergne, élève d’Ingres, a réagi en créant sa propre entreprise. Lorsqu’il fournit pour la première fois des cartons de vitraux, il constate que ce n’est pas son nom mais celui du maître verrier qui est inscrit sur l’objet final. En 1857, il fait construire son atelier et se forme à la technique du vitrail. Certes, ses œuvres sont désormais signées de son nom, mais les expositions des beaux-arts leur sont inaccessibles et, à l’Exposition universelle de 1878, elles sont reléguées dans le groupe « Mobilier et accessoires ». « Alors que ses anciens camarades ont jugé “la peinture sur verre indigne d’un élève d’Ingres”, note Auriane Gotrand, Lavergne s’est senti “proscrit” et frappé de déchéance. »
Il reste beaucoup d’artistes « secondaires » à découvrir (le mot est discuté par Mathilde Legeay et Jessy Jouan dans l’introduction du livre). Se trouver dans l’ombre des maîtres n’a pas toujours été un obstacle à une belle carrière, comme le prouve Bruno Guilois à propos de l’Académie de Saint-Luc parisienne aux XVIIe et XVIIIe siècles. Même s’il est dommage qu’aucun cas de femme artiste n’ait été abordé (Marguerite Bahuche est cependant citée par Vladimir Nestorov à propos des travaux du Louvre d’Henri IV), ces essais prouvent que les hiérarchies établies, d’une part entre les arts, de l’autre parmi les artistes, ont été délétères pour la carrière et la postérité de véritables talents dont il ne reste que peu d’œuvres.
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Plaidoyer pour les petits maîtres, les malchanceux, les francs-tireurs
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Presses universitaires de Rennes, collection « Hors série », 342 pages, 28 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°629 du 15 mars 2024, avec le titre suivant : Plaidoyer pour les petits maîtres, les malchanceux, les francs-tireurs