L’histoire peut être le juge implacable de certaines compromissions. Cette enquête fouillée, documentant un épisode qui avait sombré dans les limbes de l’histoire des musées, vient le rappeler de manière opportune.
Car, comme le note en préface de l’ouvrage Pierre Rosenberg, président honoraire du Musée du Louvre, l’histoire qui y est racontée relève d’une problématique très actuelle, celle du « règlement de contentieux entre États au sujet d’œuvres d’art sorties de leur territoire d’origine ».
Mené par deux historiens, l’un français l’autre espagnol, ce travail inédit décrypte les ressorts d’un accord passé en juin 1941 entre la France du maréchal Pétain et l’Espagne du général Franco. Une tractation à propos de laquelle le terme d’« échange » est encore souvent mentionné entre guillemets. Car après un an de négociations, la France accède à une requête espagnole en cédant plusieurs œuvres conservées dans les collections publiques françaises. Et non des moindres : une Immaculée Conception de Murillo, six couronnes d’or du trésor wisigothique de Guarrazar, le buste de la Dame d’Elche et une trentaine de fragments de sculptures ibériques préromaines, mais aussi un ensemble d’archives dites « de Simancas ». « Pour les archives, ce sera mon cadeau personnel », aurait alors déclaré Pétain. Bien que tous ces objets appartenaient en toute légalité aux collections publiques françaises, ils faisaient l’objet de revendications anciennes pour être sorties d’Espagne dans des conditions spécifiques. Acheté par le Louvre pour la somme à l’époque colossale de 615 000 francs, le Murillo avait appartenu à la sulfureuse collection du maréchal Soult, auteurs de nombreux pillages en Espagne. Les pièces archéologiques avaient été acquises avant 1911, date d’entrée en vigueur de la loi espagnole sur le patrimoine. Pillées par les troupes de Napoléon mais en partie rendues en 1815, les archives de Simancas comptaient encore 298 liasses aux Archives nationales. Habilement, les autorités espagnoles formuleront leur requête sans jamais mettre en cause la légitimité de la propriété française. Cette entorse au principe d’inaliénabilité des collections publiques françaises se fera donc en échange d’autres œuvres d’importance égale. En théorie seulement, car ne viendront au final en France qu’un mauvais portrait de Vélasquez, un autre du Greco, une tapisserie d’après Goya, autant d’œuvres secondaires existant en plusieurs exemplaires dans les musées espagnols, ainsi qu’un portefeuille de dessins de Houël. Le fragment de la tente de Pavie de François Ier, longtemps promise, restera en Espagne.
Bras de fer diplomatique
L’étude minutieuse menée par Cédric Gruat et Lucía Martínez dans les archives françaises et espagnoles met en lumière le hiatus entre les deux parties. Soucieux de se voir confirmer la neutralité de l’Espagne, Pétain cède facilement sur le sujet face à un Caudillo qui joue le bras de fer. La manifestation d’amitié tourne vite à la rancœur et à la crispation, à la défaveur finale de la France. En coulisse interviennent des intermédiaires parmi lesquels le peintre José Maria Sert, des diplomates et des fonctionnaires. Ainsi de René Huyghe, conservateur au Louvre, Louis Hautecœur, secrétaire général des Beaux-Arts, ou Jacques Jaujard, directeur des musées nationaux. Tous pensent qu’ils éviteront de créer un précédent en faisant passer l’affaire pour un épisode de l’amitié franco-espagnole. Cela alors que les Espagnols donnent à cet échange l’apparence d’une restitution légitime.
Après la guerre, le comité des conservateurs tentera en vain de faire annuler ce décret du 19 juillet 1941. Deux conservateurs, André Parrot et Pierre Verlet, ne désarmeront pas avant les années 1960. Pour une question de principe. Dans soixante ans, qu’écriront les historiens sur le retour des manuscrits coréens de la Bibliothèque nationale vers Séoul ?
Cédric Gruat, Lucia Martinez, L’échange. Les dessous d’une négociation artistique entre la France et l’Espagne, 1940-1941, éd. Armand Colin, 236 p., 19,50 euros, ISBN 978-2-200-24971-7.
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Pétain et l’inaliénabilité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°343 du 18 mars 2011, avec le titre suivant : Pétain et l’inaliénabilité