Remarquablement préfacé et présenté, le neuvième carnet de voyage de Paul Vidal de la Blache, consacré à l’Allemagne, sacre un géographe magistral et un éditeur irréprochable. Indispensable.
La voie du ciel et la grande vitesse ont aboli la lenteur du voyage, celle qui attise la découverte, celle qui frustre, celle qui ajourne, celle qui érige l’attente en clause du désir. Aujourd’hui, tout semble à portée de main, à jet de pierre ; le planisphère paraît s’offrir sans réserve, sans contrainte, sans bagages. Le paysage ne défile plus, il se survole. Le voyage ne transporte plus, il téléporte. Rédigé entre l’été 1885 et Pâques 1886, ce neuvième des trente-trois carnets de Paul Vidal de la Blache, conservés à la bibliothèque de l’Institut de géographie de Paris, rappelle combien le voyage peut décentrer et déplacer – des êtres, des perspectives, des questions, des certitudes. Il prouve surtout combien le voyage est une rencontre – avec l’autre et avec soi –, loin des balisages quotidiens, des lieux communs et des chemins sillonnés. Parfaitement édité par les Éditions Macula, dont l’élégance et la précision éditoriales ne sont jamais prises en défaut, ce livre célèbre merveilleusement le voyage et l’altérité, le périple et l’ailleurs.
Cet ouvrage broché, de format modeste (19,5 x 13 cm), se distingue par sa première de couverture acajou : les mentions d’auteur, de titre et d’éditeur recouvrent une carte d’Allemagne qui, imprimée en filigrane, évoque cette géographie dont Paul Vidal de la Blache fut l’un des plus grands représentants. De cette sobre couleur havane qui caractérise nombre de livres des Éditions Macula, la quatrième de couverture souligne la singularité de cette « notation à l’état sauvage » où affleurent les « traces d’une pensée en devenir comme une sorte de poème matériel porté par la joie de nommer ». Dans leur présentation, les deux éditeurs scientifiques de l’ouvrage (Marie-Claire Robic et Jean-Louis Tissier) décrivent avec un soin extrême la nature physique de ce carnet à dessin, de format à l’italienne et composé de feuilles de papier uni, et formulent des considérations de génétique textuelle relatives à la retranscription du texte original, lesquelles dessinent un vade-mecum exemplaire pour le lecteur. Savante, l’étude terminale des deux éditeurs, intitulée « En compagnie du voyageur », eût été incomplète sans les cartes qui la scandent et les annexes qui lui succèdent, au rang desquelles un index des noms de villes, un index des pays, cours d’eau et reliefs, une description biographique des personnes citées, un glossaire des mots savants et une docte bibliographie. Admirable.
L’homme qui gagne l’Allemagne en 1885 n’est pas encore le fondateur des Annales de géographie ni l’auteur de la fabuleuse Géographie universelle. Âgé de quarante ans, docteur, normalien et agrégé, il est aussi un père : son fils a intégré le prestigieux Gymnasium de Darmstadt pour se perfectionner en allemand. De cela on ne saura presque rien : l’universitaire Paul Vidal de la Blache sait diluer le « je » dans cette objectivité qui est parfois l’autre nom de la pudeur. Aucune incise personnelle dans cet implacable « journal du dehors », pour paraphraser Annie Ernaux. Si le géographe se rend en Allemagne quinze années après la défaite de Sedan, il ne nourrit aucun ressentiment. Au contraire, il vient voir – constater et comprendre – l’irrésistible puissance de cette nation fragmentée dont il fréquente les bibliothèques, admire les « écoliers toujours en éveil », observe les villages « légèrement mamelonnés » et les « scènes d’ivrognerie crapuleuse ». D’apparence erratique – le fac-similé du carnet permet de mesurer l’allant de la graphie –, ces annotations, relatives à l’hydraulique, à la pédagogie, à l’agronomie ou à la topographie, dénotent un effort souverain pour garder la trace de l’aperçu, de l’entraperçu, de l’entrevu. Le réel fait partout effraction ; Vidal de la Blache évoque la « sobriété de la race » comme le « drainage perfectionné », les peintures comme les vaches, les vignobles comme les betteraves. En un mot, le monde est une culture.
Le feuilletage de ce carnet trahit plus encore un goût immodéré pour la scrutation et pour la « caractérisation », telle que la désigne dans sa délicieuse préface Jean-Christophe Bailly, le directeur de cette collection « Opus incertum », qui publia notamment les étourdissantes Élégies documentaires (2016) de Muriel Pic. Nommer : telle est l’ambition (et la joie) d’un homme qui découvre le pouvoir de la langue dès lors qu’elle écrit et décrit, qu’elle arpente le grand kaléidoscope du visible. Le vu n’est pas grand-chose sans le dit : on remarquera que Vidal de la Blache voit et dit les exactions déjà commises contre les Juifs, leur « expulsion » malgré « les plaintes du commerce et des propriétaires ». Car ce voyage en Allemagne est une odyssée politique, une géopolitique, manière de dire en détail, par le détail, « la force accumulée des influences qui nous tiraillent vers l’état primitif de barbarie »…
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Paul Vidal de la Blache, Carnet 9
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°733 du 1 avril 2020, avec le titre suivant : Paul Vidal de la Blache, Carnet 9