Architecture - Livre

Entre-nerfs

Manuel Bougot, « Voyage à Chandigarh »

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 22 janvier 2020 - 802 mots

Construite sur les plans de Le Corbusier (1887-1965), la ville de Chandigarh est un rêve moderniste surgi en Inde au mitan des années 1950. Dans un livre délicat, le photographe Manuel Bougot dépose sur nos rétines des images puissantes et persistantes.

La photographie est un songe. Elle fixe, l’espace d’un instant, un monde. Un monde qui fut et bientôt ne sera plus. Qui déjà n’est plus. « Ça a été », comme le dit Roland Barthes à propos de La Chambre claire. Ce que je vois sous mes yeux exista authentiquement, mais rien ne me dit que cela existe encore. L’aiguille de l’horloge a avancé, le sablier s’est écoulé : fuite inexorable du temps que nous inflige, malgré lui, le photographe. Né en 1959, formé à New York puis à l’École nationale supérieure Louis-Lumière, Manuel Bougot sait par cœur cette fuite. Ses portraits – d’architectes, de collectionneurs, de designers –, ses natures mortes, ses scènes d’intérieur le disent tous : nous sommes toujours dans un temps d’après, notre regard sur la vie est toujours un « après-coup ». Ce trouble chronologique, et presque ontologique, est assurément à l’œuvre dans le présent ouvrage qui, remarquablement publié par les Éditions du patrimoine, donne à voir un monde comme en suspens, un monde presque anachronique, celui conçu par Le Corbusier à Chandigarh, au nord de l’Inde.

Portrait intime

De grand format (24 x 29 cm), ce livre relié se distingue par sa jolie couverture toilée, beige ambré, sur laquelle est intégrée, outre le titre et la mention des auteur et éditeur, une superbe photographie en relief dans son angle inférieur droit. Sur celle-ci, un homme à la barbe longue et grise suspend son geste et fixe des yeux l’objectif. La lumière lactescente qui filtre à travers les claires-voies inonde un espace dont le lecteur apprendra bientôt qu’il s’agit de l’Imprimerie nationale. Délicate mise en abyme que cette première de couverture rappelant qu’ici le livre et la photographie conjoignent leurs efforts.

Le livre s’ouvre par trois textes. Rédigé par Manuel Bougot, le premier revient sur son désir de dresser le « portrait intime » d’une ville et d’explorer « la confrontation de deux cultures que tout semble opposer » ; le deuxième, signé par Balkrishna Doshi, récemment distingué par le prix Pritzker (2018), exhume ses souvenirs attachés à ce projet exceptionnel, qu’il accompagna en tant que collaborateur de Le Corbusier ; le troisième, confié à Caroline Maniaque, est une morne et trop brève évocation de cette aventure architecturale, d’une ampleur et d’une audace pourtant inouïes. Dommage.

Image éloquente

Peu disert, manière de miser sur l’éloquence de l’image, le livre fait la part belle aux 152 photographies reproduites en pleine page, réparties en deux chapitres (« Chandigarh publique » et « Chandigarh résidentielle ») et séquencées selon les secteurs imaginés par Le Corbusier pour quadriller la ville. Remarquables par leur savante composition, par leur capacité à déployer le monumental et à accueillir le détail, à exprimer la survivance ou la désertion de l’activité humaine, à capter le regard et l’instant décisif, ces photographies se passent de mots, et presque de légendes. Elles disent l’irrésistible singularité de cette ville imaginée par l’Inde de Nehru qui, suite à son indépendance de la tutelle britannique en 1947 et au partage du Pendjab avec le Pakistan, se voit privée de son ancienne capitale Lahore et donc tenue de s’inventer ex nihilo une capitale de substitution. Semblable à la future Brasilia d’Oscar Niemeyer, Chandigarh est confiée à une équipe dirigée par Le Corbusier, lequel invente au soir de sa carrière « l’œuvre de sa vie chez des Indiens, qui sont des gens civilisés extraordinairement ». Là, de 1951 jusqu’à la fin des années 1960, à la faveur de vingt-trois séjours, l’architecte découvre les Indes, accoste un continent rêvé, un autre tropique, approche les traditions, le rythme de la lumière, les oiseaux, les buffles, les rites, la beauté souveraine des visages, la science éprouvée des hauts fonctionnaires formés à Oxford, tout un monde diapré dont subsistent aujourd’hui des palais de béton, un Capitole, une assemblée législative, une haute cour de justice, une université, des cinémas, des écoles et des logements, autant d’édifices insubmersibles, érigeant leur auteur en nouveau Périclès.

Persistance rétinienne

Ici des hommes et des femmes déjeunent au milieu d’une bibliothèque, là des hommes enturbannés étudient au milieu d’un mobilier moderniste ; ici les volutes d’une végétation profuse voisinent avec des lignes orthonormées, là des reliques bigarrées côtoient l’austérité du béton nu. Partout, une esthétique que l’on croyait réservée aux Occidentaux infiltre un continent où pulsent le mystère et le sacré, les parfums et les couleurs. Cette ville-monde, conçue dans les années 1950, fonctionne encore. Elle fonctionne bien, très bien même. Elle fut et est encore. « Ça a été », et cela survit. Ce faisant, quoi de mieux que des photographies, et celles de Manuel Bougot, pour en dire la volupté infinie et la persistance rétinienne ?

Manuel Bougot, Voyage à Chandigarh
Éditons du patrimoine,192 p., 152 ill., 42 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°731 du 1 février 2020, avec le titre suivant : Manuel Bougot, "Voyage à Chandigarh"

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