Considéré comme le plus célèbre cinéaste canadien, David Cronenberg ne cesse depuis les années 70 de produire un cinéma atypique, en marge du système hollywoodien. Que ce soit dans Scanners (1980), Vidéodrome (1982), La Mouche (1986) ou même Naked Lunch (1991) et eXistenZ (1999), David Cronenberg explore nos peurs et nos fantasmes. Chez lui, le corps devient la matière première d’une esthétique fondée sur la mutation, l’ambivalence. Ses mondes avec leurs réalités parallèles constituent d’étranges univers où les personnages se perdent définitivement.
Vous considérez-vous comme un artiste ou un réalisateur ?
Je suis un artiste, car même si le cinéma disparaissait, je serais encore un artiste. Je travaillerais dans d’autres domaines : l’écriture, la sculpture, qui sait ? De plus, je suis un réalisateur qui travaille à l’extérieur du système de production classique. Vous-mêmes, en Europe, considérez nombre de vos cinéastes davantage comme des artistes que comme de simples réalisateurs.
Vos personnages cherchent très souvent à reconstruire leur identité. Est-ce lié au fait que vous êtes de Toronto et que la culture canadienne a toujours cherché à se définir en opposition avec la culture américaine ?
Je pense que le problème d’identité concerne tout le monde aujourd’hui, quelle que soit la société dans laquelle on vit. Il est néanmoins vrai que la culture canadienne doit continuellement se battre pour se différencier de la culture américaine et européenne. Tout Canadien anglophone est un individu en continuelle crise d’identité. Moi le premier. C’est pour cela que la construction de l’identité est l’un des thèmes majeurs de mes films. L’identité n’est jamais donnée. Au contraire, c’est quelque chose que l’on doit travailler sans cesse. C’est ce travail que je cherche à montrer dans mes films.
Pourquoi dans vos films, l’horreur surgit-elle souvent de l’espace privé, de la sphère de l’intime ?
L’invasion de l’espace privé par l’espace public constitue pour moi la source de tous nos cauchemars actuels. Le Canada possède une culture très étrange, une culture de l’isolement. Nos histoires parlent de solitude, d’abandon, de survie. Il y quelque chose dans l’âme canadienne qui nous fait aimer l’idée d’être seul, isolé, perdu. C’est sans doute pourquoi j’aime les espaces clos, les espaces où le personnage ne peut s’échapper. Par exemple, un film comme La Mouche, c’est simplement l’histoire de trois personnes dans une pièce.
Vous ne croyez donc pas au réel ?
Je ne crois pas au réel comme un absolu. La plupart des gens pensent qu’il existe une sorte de réalité qui est présente dès leur réveil, intangible et immuable. En fait, la réalité est subjective. Elle caractérise un monde mouvant, un univers en perpétuelles mutations. Ce réel auquel nous nous raccrochons n’est simplement qu’une substance qui nous permet de nous fixer dans le monde. La façon dont on l’appréhende provient directement de la culture qui nous fut inculquée enfant. Inconsciemment, nous sommes contraints de réinventer sans cesse notre réalité.
Y a-t-il une différence entre fiction et réalité ?
Lorsque vous regardez la télé, il n’y a plus de différence entre les informations et les fictions. Aujourd’hui, il n’y a plus aucun moyen pour filmer le réel. Le choix du cadrage, le montage, le moyen de diffusion détruit toute possibilité de représenter le réel. Une partie de l’histoire du cinéma peut même être perçue comme une volonté de construire des documents sur le réel. Mais cela n’est plus possible aujourd’hui. La télévision, les médias, le système de production ont définitivement rendu caduque toute représentation du réel.
Comment expliquez-vous cette nouvelle tendance en faveur des corps en mutation que l’on rencontre aussi bien dans le cinéma que dans la mode ou le système artistique ?
Ce n’est que la reconnaissance d’une chose qui était latente depuis les débuts de l’humanité. L’homme n’a jamais véritablement accepté son corps. Les vêtements, le maquillage, la mode, les soins médicaux, les interventions esthétiques mais aussi des phénomènes plus périphériques comme le tatouage ou le piercing modifient constamment notre enveloppe charnelle. Nous avons toujours cette volonté d’échapper à notre corps, de nous transcender afin de nier le fait que nous ne sommes constitués que de chair et d’os. Aujourd’hui, de nouvelles techniques permettent de penser qu’il est possible de se changer en autre chose. Par ailleurs, il existe une forte tradition dans le cinéma pour ce thème. Il est vrai aussi que Hollywood a toujours été profondément fasciné par
les difformités, la monstruosité, les métamorphoses.
Portez-vous un jugement sur ces processus ?
Non, c’est simplement inévitable. Le corps est le premier fait de toute existence. La première chose qu’essaye tout humain, c’est de comprendre comment il fonctionne. Je pense que physiquement nous sommes très différents des hommes d’il y a 1000 ans. Il est même possible que nous soyons désormais une race différente. Nous avons tant changé du point de vue chimique et du point de vue de nos perceptions. C’est l’un des aspects de Dead Ringers (Faux-semblant, 1988). Mais il ne faut pas oublier que le corps est aussi la source irrationnelle de nos plaisirs et surtout de nos pulsions. Beaucoup de mes films tournent autour de cela.
Avez-vous été influencé par le Body Art ?
Plusieurs de mes amis de fac étaient passionnés par ce sujet. J’ai vu beaucoup de films underground mais aucune performance en elle-même. C’est pourtant un sujet important pour moi. D’ailleurs, j’ai depuis longtemps un projet de film sur un artiste qui crée des œuvres d’art à partir d’opérations chirurgicales sur son propre corps.
Connaissez-vous le travail d’Orlan ?
Plusieurs personnes m’ont parlé d’elle. Je l’ai rencontrée dernièrement. Ce qu’elle fait est très proche de mon scénario. En fait, je puise mon inspiration dans de multiples domaines. Par exemple, la peinture de Bacon est très importante pour moi.
Vous avez toujours revendiqué la dette que vous deviez à des réalisateurs underground américains comme Jonas Mékas ou Kenneth Anger. Qu’est-ce qui vous passionne dans ces productions marginales ?
La liberté. Dans les années 60, le mot d’ordre était : fais ce qu’il te plaît. Au Canada, à cette époque, il n’y avait aucune possibilité de réaliser quoi que ce soit, hormis quelques documentaires pour la télévision. Hollywood présentait la seule voie pour réaliser un film. Mais nous savions tous que cela prenait des années. Tu commences second assistant, puis tu deviens premier assistant et enfin avec beaucoup, beaucoup de chance, on te confie un jour la direction d’un film. Les artistes underground démontraient le contraire. Pour eux, une simple caméra suffisait à faire de toi un réalisateur. Cette liberté et cette exubérance étaient caractéristiques des années 60. Elle nous fut nécessaire pour nous affranchir du contexte canadien.
Et le cinéma européen ? Le considériez-vous comme un autre exemple ?
Bien sûr. J’étais fasciné par Jean-Luc Godard. Il démontrait que le cinéma, c’est d’abord une philosophie et qu’a partir de là, il existait d’autres modèles au système de production hollywoodien. Le film devenait concept, voilà la leçon de Godard.
A cette époque, plus un film était radical, plus nous trouvions cela excitant. Curieusement, au début des années 70, les œuvres circulaient mieux qu’aujourd’hui. Nous étions un petit groupe passionné et nous réussissions à voir des films incroyables dans une seule salle. Aujourd’hui, il n’y a plus cet enthousiasme. Les personnes qui désirent voir la diversité du cinéma contemporain doivent maintenant courir les festivals à travers le monde.
Vous avez toujours refusé le système hollywoodien. Pourquoi ?
Je ne crois pas aux systèmes des grands studios. Ils aboutissent à des produits normalisés sans grand intérêt. Souvent, vous ne contrôlez pas le montage final. Il est laissé à la libre appréciation du producteur et des commerciaux.
Il semble qu’Internet soit un moyen de diffuser des œuvres invisibles. Certains considèrent même qu’un nouveau type de cinéma sortira de cette révolution.
Je ne crois pas qu’Internet soit technologiquement prêt à assumer ce rôle. C’est un réseau de transmission intéressant pour les courts métrages. Il donne aussi la possibilité à de très jeunes réalisateurs de faire un film sans moyens pour ensuite le montrer à la planète. Mais soyons honnêtes, qui supporte de rester assis sur une chaise devant un bureau pour regarder un ordinateur diffusant un film où le son et l’image ne cessent de sauter. Il y a un vrai potentiel dans ce moyen de communication. Godard avait déclaré que le vrai cinéma ne serait possible que le jour où nous pourrions avoir une caméra dans le vide-poche de la voiture. Maintenant on peut le faire. Les nouvelles caméras digitales permettent d’adopter un style très libre. Quant à savoir si certains sauront trouver les moyens d’inventer un nouveau style...
La plupart des monstres et même des objets qui interviennent dans vos films sont de véritables œuvres d’art faites de chair et de sang.
Ils ne sont pas créés pour être des œuvres d’art, ce sont des accessoires. Pourtant, je les considère comme des sortes de sculptures organiques, d’autant plus qu’on les expose maintenant dans des lieux consacrés à l’art. Leur valeur d’exposition n’est donc plus la même. Tous ces objets sont des créations collectives. Nous voulions qu’ils ne ressemblent à rien de connu. Il suffit de regarder le Game-Pod (console de jeu organique) dans eXistenZ ou même les prothèses corporelles dans Crash (1996) pour voir que ce sont des objets en rupture avec l’esthétique que l’on voit généralement dans les films.
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L’œil de David Cronenberg
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°524 du 1 mars 2001, avec le titre suivant : L’œil de David Cronenberg