« L’œuvre de Chardin se laisse mal analyser par le langage », écrit Pierre Rosenberg. Comme un défi, la production éditoriale autour de l’exposition du Grand Palais se fait pourtant pléthorique. Si trop d’ouvrages partagent une vision identique du peintre, le débat sur la lecture de son œuvre n’est pas clos, loin s’en faut.
À l’instar des Delacroix et autres Moreau présentés au Grand Palais récemment, Chardin provoque un déluge de publications, ensemble hétéroclite de catalogues, monographies et essais, avec un lot de rééditions. De son vivant, Jean-Siméon Chardin (1699-1779) avait déjà suscité quantité de commentaires, d’analyses, autour desquelles s’organise, encore au XXe siècle, la réflexion. La publication du catalogue de l’exposition de 1979 avait constitué une synthèse essentielle de son œuvre. La Réunion des musées nationaux le réédite aujourd’hui, manière d’avouer que la connaissance de l’œuvre de Chardin, du moins son corpus, n’a pas fondamentalement évolué en vingt ans. C’est d’ailleurs ce qui fait la faiblesse du catalogue de 1999. L’article le plus intéressant, avec celui consacré aux estampes, n’est-il pas celui de Colin Bailey, qui fait le point sur les interprétations proposées par les historiens anglo-saxons, tel Michael Baxandall, depuis 1980 ? En revanche, les contributions de Marie-Laure de Rochebrune sur les objets en verre et en céramique dans la peinture de Chardin, ou d’Antoine Schnapper sur ses biens et revenus n’enrichissent guère la compréhension de sa vie ni de son œuvre.
Un homme de son siècle
Par ailleurs, la vision de l’œuvre défendue par Pierre Rosenberg dans l’introduction et les notices du catalogue se retrouve dans les ouvrages qu’il cosigne, l’un avec Hélène Prigent dans la collection Découvertes-Gallimard, l’autre avec Renaud Temperini chez Flammarion. Dans ce dernier est reproduit en introduction un texte de Pierre Rosenberg, de 1983, qui ressemble étrangement à celui du catalogue de 1999. Plus ambitieuse, la monographie que Marianne Roland Michel a consacrée en 1994 au peintre du Bénédicité est judicieusement rééditée par Hazan. Sans doute la plus complète et la plus approfondie des monographies aujourd’hui disponibles, elle fait une place à l’estampe, à laquelle l’artiste doit une part de sa renommée, et publie le catalogue raisonné des gravures réalisées d’après ses tableaux – seules les scènes de genre ont intéressé les graveurs. Le chapitre intitulé “Peindre au temps de Chardin” le replace intelligemment dans son siècle en évoquant les peintres qu’il a inspirés, ceux qui l’ont copié, ceux qui ont rivalisé avec lui, comme Anne Vallayer-Coster, Delaporte ou Liotard. En effet, à force de souligner la singularité de Chardin et l’irréductibilité de son art aux modes et aux discours académiques, on en vient à oublier qu’il était d’abord un homme du XVIIIe siècle. Marianne Roland Michel insiste par exemple sur l’arrière-plan théorique qui sous-tend le travail du peintre. Une dimension un peu vite évacuée par Pierre Rosenberg, qui écrit dans le catalogue : “Sans le savoir et comme sans y prendre garde, en remettant en cause la hiérarchie des genres, en ne se prêtant ni au discours ni à la morale, en n’attachant aucune importance à l’interprétation et à l’allégorie, Chardin – est-ce un paradoxe ? – échappe au XVIIIe siècle. Sans l’avoir voulu, il refusait son temps, il ouvrait une porte à la modernité”. C’est en substance ce que conteste Marcelin Pleynet dans son essai Chardin, le sentiment et l’esprit du temps : “On n’évoque jamais qu’incidemment (lorsqu’ils ne sont tout simplement pas niés) les liens qui unissent Chardin aux plus grands peintres du XVIIIe siècle : Watteau, Boucher, Fragonard...”, écrit-il. Colin Bailey ne dit pas autre chose dans le catalogue : “La production de Chardin nécessite une recontextualisation, si l’on renonce à envisager d’instinct [...] ses tableaux comme une “réaction” contre la peinture rococo, ou comme participant d’une tentative pour la réformer”. Et l’auteur d’esquisser en conclusion de nouvelles pistes pour la recherche, comme les “aspects sociaux que ses tableaux de genre impliquent”. Preuve que cette pléthore d’ouvrages, faisant suite à une littérature déjà abondante, n’a pas épuisé “le mystère Chardin”.
- Catalogue de l’exposition, RMN, 336 p., 150 ill. coul., 240 F. ISBN 2-7118-3846-3.
- Réimpression du catalogue de l’exposition de 1979, RMN, 428 p., 24 ill. coul., 350 F.
- Marianne Roland Michel, Chardin, Hazan, 320 p., 250 ill. dont 130 coul., 198 F. ISBN 2-85025-696-X.
- Pierre Rosenberg et Renaud Temperini, Chardin, Flammarion, 200 p., 149 F. ISBN 2-08-011240-6.
- Hélène Prigent et Pierre Rosenberg, Chardin, la nature silencieuse, Découvertes Gallimard/RMN, 128 p., 73 F. ISBN 2-07-053484-7.
- Marcelin Pleynet, Chardin, le sentiment et l’esprit du temps, éditions de l’Épure, 80 p., 69 F. ISBN 2-907687-73-5.
- Et aussi Philippe Cros, Chardin, Adam Biro, 144 p., 275 F. ISBN 2-87660-264-4. - José Gonçalvès, Chardin, ACR Édition, 192 p., 150 ill. coul., 120 F.
- Gérard Titus-Carmel, Au Louvre avec Gérard Titus-Carmel, La Raie de Chardin, Somogy, 80 p., 15 ill., 78 F.
- Collectif, L’ABCdaire de Chardin, Flammarion, 120 p., 63 F. ISBN 2-08-012667-9.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°89 du 24 septembre 1999, avec le titre suivant : Lire et relire Chardin