Architecture

Correspondance

Le Corbusier entre les lignes

Loin des publications politiques du printemps dernier, les « Lettres manuscrites de Le Corbusier » reviennent aux deux sources de l’architecte, le mot et le trait.

Le cinquantenaire de la mort de Le Corbusier aura dopé l’édition spécialisée en architecture : en 2015, plus d’une trentaine d’ouvrages sont venus épaissir le corpus déjà imposant consacré à Charles Édouard Jeanneret. Les éditions Textuel publient ce mois-ci dans un beau volume 73 lettres manuscrites de Le Corbusier, présentées par Guillemette Morel Journel. Déjà auteur en avril de « Le Corbusier. Construire la vie moderne », cette architecte et chercheuse laisse la politique et la théorie pour esquisser un portrait intellectuel, où le dessin et le bon mot ont la part belle. Les schémas et illustrations fac-similés accompagnent un style littéraire précis, souvent tranchant. Cette sélection se révèle un manuel lucide, mais bienveillant, sur l’immense talent de Le Corbusier à créer son propre mythe.

Guillemette Morel Journel appose à chaque document une introduction synthétique et éclairante, autant sur l’objet de la lettre que sur le contexte historique de sa rédaction. À peine peut-on regretter, après les mises au point historiques de François Chaslin (lire JdA n° 435, mai 2015), une contextualisation un peu légère sur la période 1936-1945.

L’ouvrage est une invitation à plonger dans ses correspondances complètes : l’on voudrait connaître les réponses à certaines lettres piquantes, parfois déroutantes de forfanterie, d’amertume, tantôt clairvoyantes, tantôt naïves.

Un portrait épistolaire
Chaque missive choisie fait ressortir un trait de caractère. Dans une lettre à Auguste Perret, il apparaît déjà pressé, ambitieux et déterminé : « Au risque de vous paraître un garçon dénué de tact, je voudrais vous demander une ou deux certitudes. » Avec Raoul Dautry, futur ministre de la Reconstruction, la flagornerie atteint des sommets : « J’admire en vous l’homme d’action qui fait ce qu’il veut et qui le fait bien. » Pour son épouse, un sincère enthousiasme resort d’un séjour aux États-Unis : « New York, quel patelin ! (…) des bureaux plus hauts que la tour Eiffel. » À Jean Paulhan, en mai 1940, toute l’ambiguïté du personnage éclate en quelques lignes : la conscience de la situation dramatique du pays le conforte surtout dans l’urgence de… « publier son bouquin ».

C’est dans son rapport avec ses  confrères et spécialistes que l’on comprend à quel point toute sa vie est une lutte pour la reconnaissance. Avec Arthur Drexler, conservateur au département d’architecture du MoMA, point de fausse modestie : il décrit ses conférences retranscrites comme « un document [qu’il estime] sensationnel, historique (…) un point tournant de l’évolution architecturale ». À d’autres, il exprime l’amertume quant à des projets perdus (le siège des Nations unies face à Wallace K. Harrison, celui de l’Unesco face à Nervi, Breuer et Zehrfuss). Ainsi lorsqu’il écrit à Walter Gropius (1953) ou Ernesto Rogers (1959), alors qu’il est déjà âgé et reconnu, la hantise des échecs et l’urgence de marquer l’histoire ne le quittent pas.

Parmi quelques perles (Picasso, Matisse, Léger…), on retiendra les six lignes à Camus, pour lui demander une relecture critique de son poème en prose de trente pages, ou encore les pages à Malraux pour se plaindre du manque de reconnaissance… Ce dernier fera l’éloge funèbre du Corbusier, dans la cour carrée du Louvre, six ans plus tard. Soigner sa correspondance finit par payer.

Guillemette Morel Journel, Lettres manuscrites de Le Corbusier, éd. Textuel, octobre 2015, 223 pages, 47€.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°444 du 30 octobre 2015, avec le titre suivant : Le Corbusier entre les lignes

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