Chronique

L’art au naturel

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 30 novembre 2007 - 835 mots

Anthropologie de l’image, de l’enfance, portraits de Toni Grand, revues théoriques, textes d’artistes sur l’art environnemental, le paysage du livre d’art prend le large.

Prolongeant le puissant travail sur l’image dont on a pu prendre la mesure il y a dix ans déjà avec son Image, icône, économie (Le Seuil, 1996), Marie José Mondzain travaille dans l’histoire avec la liberté du philosophe : si elle court depuis les fondements de la culture occidentale et de ses manifestations fondatrices (l’image rupestre) jusqu’aux pressions des industries audiovisuelles et les régimes modernes de l’image (celle du cinéma entre autres), c’est pour saisir les contours de ce qui, individuellement, nous vient des lointains religieux. Se défiant du spectaculaire et de la société qui va avec, elle rend à l’attitude du spectateur sa force libératrice. Mort, pouvoir, croyance, peur, distance, langue et langage : les cercles larges faits autour de l’image, empruntant tour à tour à l’anthropologie, à la philosophie, à la littérature, tracent la part du spectateur. « L’image est douteuse, par nature indécidée et attend depuis son incertitude notre décision » [...] À quoi croyons-nous ? », interroge Mondzain plus loin. Être un homo spectator au sens positif qu’elle veut y voir, c’est prendre la question de manière active, et non avec la passivité de « cerveau disponible », c’est s’autoriser comme « cause de soi ». La méditation, souvent limpide et toujours riche, qui tourne autour de l’art plus qu’elle n’en traite, et qui débouche sur une catégorie philosophique inattendue : l’amour.
Emmanuel Pernoud reprend le chemin de l’enfance, qu’il avait emprunté pour son essai de 2003 (L’Invention du dessin d’enfant, aux éditions Hazan). L’anthropologie ici encore et l’histoire des mentalités soutiennent une démarche d’historien de l’art exemplaire, qui transforment un thème de monographie en parcours aussi savant que sensible. On ne reviendra pas sur la profondeur des références réunies pour étayer cette vision de l’enfant représenté, qui passe par les savoirs scientifiques (de la psychologie infantile à l’obstétrique) comme par l’histoire de l’éducation et l’histoire culturelle, littéraire... Au XIXe siècle, écrit l’auteur, « Donner de l’enfant une image vulnérable, c’est magnifier le rôle de l’éducation et de la protection du groupe, mais c’est aussi conjurer tout ce qui, en lui, peut connoter l’inconnu et l’éloigner de la société humaine ». On pourrait lire avec Pernoud une invention parallèle de l’idée de modernité et de celle d’enfance : du XIXe au XXe siècles, l’auteur suit avec finesse la manière, dont le naturalisme invente le « naturel » pour mieux en sevrer le petit d’homme : le projet éducatif qui dirige encore notre obligation à l’égard de l’enfance – non sans paradoxes – se lit par-dessus l’épaule de l’auteur dans le roman du XIXe comme chez Manet, et éclaire la complexité qui fait toujours de l’enfance un objet peu évident de la représentation.
On ne l’avait pas encore salué : il est pourtant d’un genre risqué et pleinement réussi. Au standard du catalogue monographique consacré à un artiste contemporain mort il y a peu, le Toni Grand, la légende paru à l’occasion de l’exposition de l’été 2007 à Marseille apporte une variante à risque – et s’en sort formidablement bien. Album de témoignage – hommage en textes, récits et photographies, l’exercice évite toute sensiblerie intimiste pour dessiner un portrait en pied de l’artiste au milieu de son œuvre. Comme le fuselage de résine des poissons suit et réinvente leur forme, le portrait à vingt-trois mains donne la consistance dynamique d’un artiste entier. Toni Grand est mort en 2005. Le volume rappelle surtout qu’il a vécu.
À noter encore les parutions de deux revues, ou de « livres périodiques » au vu de leurs ambitions : Fresh Théorie III continue son exploration de sphères de réflexion élargies autour de la culture contemporaine, qui situent les productions de l’art en vis-à-vis de moments de pensée théorique et critique contemporaine. Quant aux Carnets du Paysage n°15, sous la direction de Gilles Tiberghien pour ce numéro, nous les mentionnons (en dépit de la présence de l’auteur de ces lignes au sommaire) pour la manière de proposer un autre vis-à-vis entre l’art et son temps, avec le sous-titre Art écologique et art environnemental et des perspectives profondes sur le paysage ouvertes par les textes d’artistes (Peter Hutchinson, Richard Buckminster Fuller) comme par les études savantes (Michel Weemans sur le Flamand du XVIe siècle Herri met de Bles).

- Marie José Mondzain, Homo Spectator, éditions Bayard, Paris, 2007, 272 p., 18 euros, ISBN 978-2-227-47728-5. - Emmanuel Pernoud, L’enfant obscur, éditions Hazan, Paris, 2007, 280 p., 90 ill. coul., relié, 45 euros, ISBN 978-2-7541-0151-6. - Toni Grand, la légende, collectif (23 contributeurs), éditions Analogues, Arles, 2007, 192 p., relié, 34 euros, ISBN 978-2-9I57-7215-9. - Fresh Théorie III, collectif (26 contributeurs), éditions Léo Scheer, Paris, 460 p., ill. n & b, 15 euros, ISBN 978-2-75610099-9. - Les Carnets du Paysage n°15, collectif (11 contributeurs en plus des chroniqueurs), Actes Sud et l’École nationale supérieure du Paysage, Arles, 2007, 216 p., ill coul, 20 euros, ISBN 2-7427-7069-4.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°270 du 30 novembre 2007, avec le titre suivant : L’art au naturel

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