Tout commence par une querelle. Non pas celle personnelle de Jacqueline Lichtenstein, professeur d’esthétique émérite et auteur de deux ouvrages – La Couleur éloquente (1989) et la direction d’un recueil de textes sur la peinture (1995) – qui font aujourd’hui partie des essentiels, mais celle fameuse du dessin contre la couleur. Ce paragone des arts, qui excita les esprits à la Renaissance, conditionna une contraignante et durable hiérarchie des arts où la vue supplantait le toucher. Plutôt que de se plonger dans une relecture des écrits des XVe et XVIe siècles italiens, par trop connus, Mme Lichtenstein s’est davantage concentrée sur ce que la théorie française de la seconde moitié du XVIIe siècle déclencha.
« La physique nouvelle, les développements de l’optique, les nouveaux courants philosophiques issus du rationalisme cartésien ont transformé l’approche du visible comme celle de la vue, la représentation de l’espace comme celle du sujet. Les effets de ces changements d’ordre épistémologique sont sensibles dans le champ de l’art où l’on constate l’émergence d’une réflexion jusque-là inédite sur le rôle et la place du spectateur. » Dès lors, on considérera progressivement de plus en plus l’art quant à ses effets, ainsi la sculpture, minorée par l’art des pinceaux et la science du coloris, enfermée dans le carcan des Anciens, stigmatisée par son procédé par retrait, cantonnée au dessin et au toucher, va se libérer de ces préjugés, gagner en force et en présence. Au milieu des années 1960, la sculpture « tuera le père », cette fameuse peinture, dès lors combattue, surpassée aujourd’hui par des installations et des pièces toujours plus nombreuses. Émancipée du coloris, la sculpture, même si on ne l’appelle plus comme cela dans l’art contemporain sous peine d’être frappé de ringardise, règne désormais en maître. C’est cela qu’il faut comprendre en filigrane dans cet ouvrage ; à travers l’histoire des discours plus que celle des œuvres ou des mouvements sans les oublier pour autant, l’auteur procède à une belle et fine démonstration, sans emphase stylistique mais précise jusqu’à l’imparable. On comprend ainsi aisément que les théories sur l’art ont été souvent écrites à une époque par les peintres eux-mêmes.
Pas étonnant, dès lors, que la sculpture ait quelque peu souffert. Si La tache aveugle s’avérera indispensable pour tout historien de l’art qui se respecte, on ne saurait que trop la conseiller à tous ceux que l’art contemporain passionne, car tout est là, mis à plat, simplement. Mais que c’est bien fait, à tel point qu’on ne regardera plus Houdon, Falconet ou Canova de la même façon.
Jacqueline Lichtenstein, La Tache aveugle : essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne, Gallimard, 2003, 19,50 euros.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La Tache aveugle
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°555 du 1 février 2004, avec le titre suivant : La Tache aveugle