Élégant, limpide et fluide, l’ouvrage que signe Camille Viéville aux éditions Citadelles & Mazenod sacre une artiste célébrée chez elle, mais oubliée chez nous. Un livre qui, au même titre que l’exposition du Centre Pompidou, vaut pour réparation. Enfin.
L’histoire de l’art est ainsi faite que reviennent dans les musées à un rythme implacable, et selon des périodes régulières, les étoiles de la discipline – Cézanne, Picasso, Klimt, Delacroix ou Monet. L’étoile rayonne avec ardeur, le temps de la prochaine révolution. Parfois surgissent dans ce ciel étoilé, dans ce grand planétarium scandé de constellations trop connues, un satellite, un astéroïde, une autre étoile, parfois filante. Ceija Stojka, Anna-Eva Bergman, Anders Zorn ou Ilya Répine ont ainsi permis, ou vont permettre, de cartographier autrement, en la décentrant, la voûte céleste.
Georgia O’Keeffe (1887-1986) est de ces découvertes éloquentes qui, en dépit de sa renommée outre-Atlantique, de sa longévité et de son talent, jouit pour la première fois d’une rétrospective française, au Centre Pompidou, quatre-vingt-douze ans après que ses œuvres ont intégré les collections du MoMA. « Brise-glace » pour tous les artistes féminins, la peintre américaine aura longtemps heurté la banquise hexagonale, avant cette exposition majeure, suivie par son cortège d’ouvrages, dont le présent – remarquable – publié par les éditions Citadelles & Mazenod.
De grand format (32,5 x 27,5 cm), conforme aux prestigieuses éditions parisiennes, fraîchement rachetées par le puissant groupe LVMH, ce livre relié sous jaquette est enchâssé dans un coffret dont les illustrations, presque contemporaines, redoublent celles de la première et de la quatrième de couverture – N° 4 (1918) et From the Plains (1919), deux œuvres emblématiques, et presque métonymiques, de la peinture de Georgia O’Keeffe, entre nature et cosmos, inflorescences et vertiges. Épais, ce livre de 384 pages répond en tout point au genre orthodoxe de la monographie, dont on sait qu’il déçoit dès lors qu’il n’est pas irréprochable, chaque oubli apparaissant comme une infraction, toute ellipse comme une lacune. Il n’en est rien : à l’étude nodale de l’œuvre succèdent, dans cet ordre, un impeccable appareil de notes, une chronologie sur huit pages, une bibliographie sélective, un index des noms de personnes et un index des œuvres. Tout y est, sans exubérance. Sobrement et élégamment. Une marque de fabrique, en somme.
Flanqués d’une introduction explorant la méconnaissance de l’œuvre de l’artiste en France et d’une conclusion subtile, constituée de témoignages d’artistes, les quatre chapitres permettent de déployer chronologiquement l’œuvre ainsi que la trajectoire d’O’Keeffe – « Aux origines », « Le modernisme new-yorkais », « Enracinements, déracinements », « Vivre sa vie, créer un mythe ». Ce faisant, l’ouvrage permet de feuilleter une œuvre hétérogène, depuis les premiers cahiers, peuplés de formes géométriques, diligemment dessinées à la mine de plomb (1901-1902), jusqu’aux songeries océaniques des années 1970 (The Beyond, 1972) en passant par les merveilleuses explorations aquarellées du mitan des années 1910, entre Auguste Rodin et Henri Michaux, orphisme et tachisme.
Avec un soin méthodique, l’auteure examine la rencontre décisive d’Alfred Stieglitz – soutien, puis époux –, la découverte des astres français – Henri Matisse, Paul Cézanne ou Francis Picabia –, la reconnaissance publique cristallisée par des expositions majeures – New York en 1946, Chicago en 1943 –, l’élaboration physique et psychique de la maison d’Abiquiú, véritable œuvre à demeure, et la constitution d’un mythe. Sans faute.
Œuvre savante où confluent la littérature et la philosophie, la théosophie et le panthéisme, la création polysémique de Georgia O’Keeffe tient tête à la taxinomie hexagonale, s’apparentant ici aux odyssées cosmogoniques d’un Konstantinas Čiurlionis (In the Desert, 1916) et là aux extravagances surréalistes d’un René Magritte (Pelvis avec la lune, 1943), ici à un minimalisme cistercien (My Last Door, 1952-1954), là à un débridement érotique, jouant de la collusion plastique entre fleurs et vulves, entre conques et sexes (Shell on Red, 1931).
Idole du féminisme – « seule cause qui l’intéresse beaucoup en dehors de son travail » –, encensée par Stieglitz comme l’incarnation d’un Féminin inentamé et pulsionnel, O’Keeffe récusera régulièrement ces visions trop sexualisées, voire génitalisées. Si ses tableaux sont féminins, ils le sont de surcroît : son œuvre, et les excellentes photogravures de l’ouvrage l’attestent, ressortit non pas à un exercice de femme, mais à un immense travail de peintre, un travail d’une indépendance souveraine, capable de s’hybrider au contact de la nature et de l’espace, de l’ailleurs et de l’autre, loin des assignations de genre. L’œil et le pinceau de l’Américaine donnent à voir le proche et le lointain dans un même mouvement, car l’intime et l’infini ne sont pas l’avers et le revers d’une même médaille, mais les principes siamois de la vie. Mieux, du vivant…
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
« Georgia O’Keeffe » de Camille Viéville
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°748 du 1 novembre 2021, avec le titre suivant : "Georgia O’Keeffe" de Camille Viéville