Cyclopéen, le catalogue de l’exposition Delacroix, abritée par le Musée du Louvre, impressionne par son envergure et son érudition. Déjà incontournable, il n’échappe pas à une certaine orthodoxie et ferme les yeux sur l’hérédité du maître. Dommage.
Delacroix. Un nom comme une promesse, comme une cime. Delacroix, un nom répété comme un mantra par les béotiens, les curieux et les amateurs. Delacroix, métonymie de la couleur, de la fougue, de la passion, du romantisme, de l’orientalisme, du sentiment, de l’expression. Delacroix, comme un totem que l’on brandit sans bien savoir ce qu’il recouvre exactement, et ce qu’il recouvre encore. Magistrale, l’exposition du Louvre, qui rejoindra à l’automne le Metropolitan de New York, constitue le plus grand rassemblement de toiles du maître depuis l’immense rétrospective de 1963, sise dans la même institution parisienne. Cinquante-cinq ans que le nom de Delacroix, intimidant les velléités muséales et éditoriales, n’avait joui d’une telle place. Un demi-siècle de silence, ou presque. Un demi-siècle d’attentes – aujourd’hui comblées – et d’espoirs – aucunement déçus.
Publié par les éditions Hazan et le Musée du Louvre, le présent ouvrage est dirigé par Sébastien Allard et Côme Fabre, commissaires de l’exposition et respectivement directeur et conservateur du département des peintures. Reliée, de très grand format (25,3 x 29,2 cm), cette volumineuse publication de 480 pages accueille en première de couverture un détail, non pas d’un paysage, d’un bouquet de fleurs ou d’une pochade de jeunesse, mais de l’emblématique Liberté guidant le peuple, présentée par l’artiste au Salon de 1831, où elle fut achetée par le roi Louis-Philippe pour le compte du Musée du Luxembourg.
Le choix de cette peinture iconique est significatif, puisqu’il résume à lui seul l’ambition, et peut-être la limite, du catalogue : même si Delacroix cristallise des lieux communs, ces derniers constituent des passages obligés et, à ce titre, ne sauraient être négligés. Bien au contraire. Les auteurs entendent donc affronter de l’artiste les chefs-d’œuvre balisés comme les pièces confidentielles, quitte à reconduire l’aura, au sens de Walter Benjamin, des premiers.
Ne nous y trompons pas : Delacroix incarne par ailleurs une certaine idée du « génie français » et de l’esprit révolutionnaire, ce dont se sont souvenus les éditeurs en prenant pour détail ce drapeau tricolore secoué par le vent de l’espoir et de l’émancipation, à l’heure des tragédies nationales et des exhortations à retrouver la fierté patriotique. Tout y est.
Le catalogue se déploie limpidement. Aux doctes textes des commissaires et directeurs, qui séquencent thématiquement l’œuvre du maître et introduisent de l’ordre au milieu de l’hétérogène, succèdent sept essais transversaux où l’érudition le dispute à la finesse. Citons notamment l’examen savant de l’Exposition universelle de 1855, la subtile analyse des pastels du peintre ou l’étude approfondie des rapports qu’entretint Delacroix avec l’estampe, signés respectivement Dominique de Font-Réaulx, Marie-Pierre Salé et Ségolène Le Men, spécialistes pour le moins autorisées. Parfait. Parfaitement conforme.
Clairvoyante, Catherine Méneux revient quant à elle sur les vicissitudes critiques d’une œuvre qui cliva longtemps les commentateurs et vit souvent Delacroix lutter dans « l’arène », en dépit d’une reconnaissance couronnée par son élection à l’Institut, en 1857. À n’en pas douter, l’artiste est indissociable de l’homme, ainsi que le confirme son journal dont les qualités littéraires et la culture féconde, remarquablement auscultées par Michèle Hannoosh, furent célébrées par Robert Motherwell lui-même.
Du reste, qu’une figure de proue de l’expressionnisme abstrait vantât en des termes éloquents « l’esprit alerte et cultivé, roulant sans cesse, comme une marée changeante, sur les questions rocheuses de l’art moderne », cela n’est pas un hasard. Delacroix assumait, aux yeux de ses thuriféraires, mais aussi de ses contempteurs, un changement de paradigme. Avec lui, l’artiste pouvait désormais investiguer le tempérament et renoncer à un certain régime vocationnel. Avec lui, il pouvait exalter les émotions, les rouges passions, les morbides effusions, les mouvements incontinents de l’âme. Depuis lui, comme depuis Beethoven en musique, il devenait possible de faire suinter l’intériorité et de retranscrire les battements du cœur comme les embrasements de la main.
On regrettera donc que la fortune plastique, et plus généralement artistique, n’ait donné lieu à aucun développement. N’était-ce pas l’occasion d’établir une généalogie fertile, convoquant des peintres, des sculpteurs et des graveurs, de Barye à De Kooning en passant par Cézanne, du romantisme à l’abstraction lyrique ? Regrettable, cette absence ne saurait en rien altérer l’exceptionnelle qualité de ce catalogue choral. Mieux, elle épargne au lecteur un risque, un vrai : que l’essai fût confié à Lilian Thuram, récent commissaire d’un accrochage au Musée Delacroix…
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°713 du 1 juin 2018, avec le titre suivant : Delacroix