Dans les premières pages de Kaputt, Malaparte évoque en quelques lignes la figure du comte Gregorio Calvi di Bergolo. Ce n’est guère qu’une apparition fugitive, élégante, accompagnant un soir, après minuit, au Palm Beach de Monte Carlo, la princesse de Piémont. Nous sommes à la fin des années 1920, et toute une société aristocratique et raffinée vivait là ces derniers beaux jours, alors qu’on entendait dehors, déjà, le bruit des bottes. Ce monde discret et sobrement vêtu d’une certaine société turinoise céderait bientôt la place aux uniformes bruyants et voyants des salons romains de Galeazzo Ciano, le gendre de Mussolini. Or la figure inattendue de ce Calvi di Bergolo en chevalier servant, Malaparte l’avait fait surgir au milieu des pages magnifiques où il dessine, à Waldemarsudden, le portrait du prince Eugène. Ne retrouvait-il pas inconsciemment dans ce descendant d’une grande famille piémontaise, le pendant italien de l’aristocrate suédois qui avait été, lui aussi, un peintre, l’élève de Puvis de Chavannes et de Bonnat, et qui, dans son exil de Stockholm, ne rêvait, comme Axel Munthe, que de vivre à Capri ?
Personnage contradictoire, multiple, Malaparte était fasciné par les vies de ces hommes eux aussi déchirés et multiples, que le destin un peu trop tard avait fait naître prince ou bien comte, alors que la vie aurait fait d’eux tout simplement, dans le présent, des artistes.
Plus heureux que le prince Eugène, c’est à Capri que j’eus la chance, à Punta del Massulo, de visiter l’étonnante demeure, triste, dura, severa, que Malaparte s’était fait construire. Et, hasard heureux ou juste retour des choses, c’est Immacolata, la propre fille de Calvi di Bergolo, qui m’en avait ouvert
les portes. La Casa Matta était froide, immense et nue, ouverte sur l’immensité inhospitalière des flots, d’une géométrie qu’un De Chirico n’aurait pas reniée. De grandes baies y découpaient des horizons dépouillés et vibrant de lumière, non sans rapport avec les vues que peindrait à la fin de sa vie celui que j’évoque ici à mon tour. Car c’est Immacolata aussi qui, discrètement mais sûrement, m’avait fait prendre conscience de l’importance de l’œuvre peint de son père. J’avais mieux compris alors que le goût si sûr dont elle témoignait dans la constitution de sa collection, s’était formé à la meilleure école. Son père lui avait fait aimer la peinture, et ce qu’elle achetait aux peintres de son temps, c’était autant d’hommages rendus à sa mémoire.
Qui parle cependant aujourd’hui de Calvi di Bergolo ? Il se sera englouti dans le naufrage de la société qu’il incarnait – et non sans élégance, refusa de demander jamais à l’exercice de son art d’être l’outil social de sa reconnaissance en tant que peintre. Refus aristocratique ou mondain de courtiser une société qui n’était pas la sienne ? Peut-être. Mais surtout sentiment aigu et douloureux d’une non-appartenance. Isolé il était et solitaire il resterait. Seul ce détachement lui permettrait, si
le travail en valait la peine, qu’il fût plus tard comparé à ses pairs.
Il fut pourtant l’un des meilleurs peintres de son temps. Contemporain de cette école italienne des années 1930 dont on ne fait sans doute que commencer de reconnaître la cohérence et la valeur, il avait la vertu austère d’un Casorati, son concitoyen, d’un Oppi ou d’un Funi, d’un Cagnaccio à Venise, la solidité plastique d’un Soffici dans ses portraits. Vint s’y ajouter parfois une intériorité que ceux-ci, souvent, n’avaient pas.
Son Autoportrait de 1935 comme son Narcisse de 1937 sont des effigies inoubliables qui ont leur place au musée. Plus tard, les vues de Turin, de la Piazza San Carlo et du palais Carignano participent de cette lumière glacée où toute chose semble délivrer son essence même et dont Nietzsche, à la fin de sa vie, avait découvert, à Turin, durant l’été indien, l’énigme et l’enchantement. Sous l’apparente précision d’un réalisme photographique, c’est à la poétique sournoise, envoûtante, continue de la metafisica que Calvi di Bergolo demeurait fidèle. Plus tard, dans les années 1960, les grands paysages dépouillés, solitaires, enfouis sous la neige de Montemagno, seraient à l’image d’un homme dont le monde, la société s’étaient éloignés, et qui n’avait voulu garder des choses que la stabilité et, tout autour d’elles, l’éclat aveuglant du vide.
Florian Rodari, Calvi di Bergolo : peintures, La Dogana, 2003, 208 p., 140 ill., 64 euros.
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Calvi di Bergolo
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°555 du 1 février 2004, avec le titre suivant : Calvi di Bergolo