Parue aux éditions Séguier, une biographie approche l’œuvre et la carrière du sculpteur Arno Breker, frappé d’anathème pour sa collaboration avec le régime nazi. Une publication cyclopéenne, mais maladroite.
Il y a les artistes méjugés qui, à la faveur d’une exposition ou d’une monographie, viennent à la lumière – Paula Modersohn-Becker ou Aloïse Corbaz. Et il y a ceux qui, à l’inverse, chutent du paradis à l’enfer, de la gloire à l’abîme. Ces anges déchus ne sont pas moins intéressants : la damnation est aussi palpitante que la révélation. Arno Breker (1900-1991), qui publia en son temps des mémoires au titre éloquent [Paris, Hitler et moi, Presses de la cité, 1970], est assurément de ces êtres adulés puis lynchés, voués aux gémonies de l’oubli. Il n’est donc pas anodin de réserver à cet artiste, adoubé par le régime nazi, un livre dont le sujet et l’épaisseur intimident autant qu’ils trahissent un véritable courage éditorial, à l’heure où de nombreux procès en moralité émaillent les « affaires culturelles ».
Ambivalence
Dans la mare du conformisme, ce livre broché est un pavé – 1 148 pages scandées par de rares illustrations. De format modeste (15 x 21 cm), l’ouvrage héberge en première de couverture la photographie d’un Arno Breker octogénaire, travaillant depuis son atelier à un monument dédié à Heinrich Heine. Ce 29 mars 1981, l’artiste est âgé, encore vif mais fragile, et il poursuit sa carrière, en dépit de son noir passé. Il y aurait un Breker après Breker, insinue savamment cette image qui ferait presque du nazisme une histoire ancienne.
Du reste, la réalité est là : Arno Breker ne fut jamais lourdement sanctionné pour avoir bâti le rêve de marbre et d’airain d’Hitler. La longue enquête juridique, qui dura trois ans, conclut en 1948 que le sculpteur a joui des faveurs du national-socialisme en vertu de son seul art, et non d’une quelconque affinité politique. En d’autres termes, et sur l’échelle de la dénazification, Breker n’a été qu’un « suiveur » (« Mitläufer ») que l’on a condamné à verser une amende dérisoire de cent Deutsche Mark et, signe insensé de l’ambivalence d’alors, à réaliser une fontaine pour une ville allemande…
Inventaire
Ce livre est une somme. Mais une somme un peu monotone, la faute à une langue assez pauvre et à une scansion éprouvante : le découpage en 279 chapitres, construits systématiquement autour d’un fait saillant – le voyage en Tunisie, la rencontre de Max Liebermann, la découverte de la Pietà Rondanini –, interdit toute fluidité et, pire, toute ambiguïté, celle qui caractérise ces années grises, pleines de demi-jours et de clairs-obscurs. Certes, les renseignements sont nombreux. Certes, l’histoire est saisissante, celle qui voit un artiste passer du Bauhaus et des avant-gardes parisiennes à une sculpture néoclassique exaltant l’ordre, la virilité et la puissance. Certes, il est captivant de découvrir l’enrôlement de Breker par Hitler, assisté de son architecte Speer, ainsi que les pleins pouvoirs donnés à un jeune sculpteur, comme Phidias ou Michel-Ange ne les eurent jamais.
Or, plutôt que d’être habité par la nuance, voire par l’ombre, l’ouvrage ressemble à un gigantesque inventaire chronologique, où la subjectivité le dispute à l’énumération. Du reste, la note d’éditeur, affûtée et lucide, rappelle que l’auteur, Joe F. Bodenstein, « n’est pas un historien. Il fut un ami d’Arno Breker et même son agent à partir des années 1970. On ne s’étonnera donc pas de lire ici une biographie, affectée par l’amitié et l’admiration. » Partant, pour contrevenir à cette partialité, des notes et des annexes eussent été indispensables, tout cet appareil sans lequel il est impossible de lire vraiment une « vie », que l’on veuille également songer à celle, éminemment partisane, de Michel-Ange par son élève Ascanio Condivi.
Subtilité
Valant pour avant-propos, la judicieuse réédition d’un essai de Bernard Noël, publié en 1981 aux éditions Jacques Damase, constitue quant à elle un monument d’intelligence. L’écrivain, tandis qu’il s’interroge « sur les raisons de réduire [Arno Breker] au silence, et de [s’]y réduire aussi », ne disculpe pas le sculpteur mais, explorant le « décalage qui existe entre la notoriété de son œuvre invisible et le refus de voir son œuvre visible », suggère que cette sculpture pût être « exemplairement adaptée à remplir un rôle officiel sous n’importe quel régime décidé à imposer une représentation exclusive ». Pour preuve, Breker ne fut-il pas courtisé par Staline et ne reçut-il pas des offres de Perón et de Franco ?
Mais Noël en convient : ce serait trop simple. Or la simplification, plutôt que la simplicité, guette tout exégète de cette sculpture séduisante, quoique traversée par les antithèses comme par les oxymores. À cet égard, qui se souvient que le portraitiste de Céline et Morand contribua à sauver Picasso des mains de la Gestapo ? Peut-on acquitter sans réhabiliter ? Mieux, peut-on subtilement « parler d’une œuvre qui se rattache à une période historique devenue intolérable ? » Bernard Noël y parvient, lui…
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Arno Breker, une biographie
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°698 du 1 février 2017, avec le titre suivant : Arno Breker, une biographie