Livre

ENTRETIEN

Anne Perrin Khelissa : « Hier comme aujourd’hui, les objets produisent des rapports particuliers »

Historienne de l’art

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 30 septembre 2020 - 891 mots

À partir d’exemples pris pour la plupart dans le siècle des Lumières, Anne Perrin Khelissa, l’autrice de Luxe intime.

Essai sur notre lien aux objets précieux, et enseignante-chercheuse à l’université Toulouse-Jean Jaurès, explore le lien aux objets en Occident à l’époque moderne.

Votre livre est un essai. Quel en est le propos ?

L’objectif premier est de lancer des pistes de réflexion sur les objets dits « précieux ». C’est vraiment un domaine qui touche tout le monde, même si l’on n’est pas collectionneur : tout un chacun possède un objet particulier qui a un sens. J’essaie de faire comprendre comment ce domaine touche aussi la société dans son entier. Je mets en évidence des usages, des pratiques autour des objets et j’en présente quelques-uns dans le livre, en insistant sur des informations montrant qu’ils font partie d’un système comportant des enjeux de société, commerciaux et culturels extrêmement forts.

Quel type d’objets vous a particulièrement intéressée ?

Je m’appuie sur des exemples européens ; mais, à toute époque, dans toute culture, les objets sont des vecteurs ou des manifestations du pouvoir, d’où des contrepoints avec l’Orient. Leur usage peut être politique, religieux ou privé. Pour ce qui concerne le cas particulier du collectionneur, celui-ci cherche des objets qui font sens ensemble. Au-delà des normes, des codes liés au statut social, c’est à cet endroit que s’expriment des points de vue personnels. Le goût des collectionneurs est différent d’un goût considéré comme universel, celui que dictent par exemple les académies d’art qui définissent des principes, des règles du beau. Le collectionneur, lui, ne va pas forcément rechercher le beau.

Qu’est-ce qui fait qu’un objet est précieux ?

Sur la photo en couverture du livre, on voit une pièce cassée. Elle n’a plus de valeur marchande, mais une valeur affective parce qu’elle est associée à des souvenirs – en l’occurrence, elle est liée pour moi à des choses personnelles. C’est comme garder la poupée ou le petit jeu complètement usé d’un de vos aïeux : cela relève de la relique. C’est une chose très fragile à laquelle on est attaché. Dans le rapport à l’objet, je crois que la part humaine est très forte. Pour cet essai – qui est un livre d’Histoire en ce qu’il livre des clés de lecture sur les périodes anciennes –, j’ai également voulu m’emparer de cette dimension. Pour moi, c’est un aspect déterminant dans l’appréciation, dans l’approche des objets et à différents niveaux. Par exemple, un objet que vous recevez en cadeau dit quelque chose d’une affection. Je parle du caractère humain du point de vue du possesseur, du consommateur, de l’usager de l’objet, mais aussi du point de vue du créateur. Un verre, une pièce d’orfèvrerie, un bijou ne peuvent pas être fabriqués à la va-vite. Le temps qui y est consacré suppose des qualités de patience, de persévérance, d’énergie continue. De la même manière, j’insiste sur l’expérience physique du fabricant : la matière résiste, ou bien elle est mouvante. Le mot « intime » dans le titre du livre se rapporte à cette dimension sensible, pas seulement au sens de « privé » ou « particulier ».

Quel exemple pouvez-vous donner d’un système lié à un certain type d’objets ?

Je peux prendre celui de la mode. Ceux qui créent la mode appartiennent aux classes supérieures. Elle participe de la distinction sociale. Ensuite, le processus se poursuit par imitation. Au XVIIIe siècle, les journaux de mode connaissent une grande expansion et des expressions de langage sont inventées. Par exemple, pour marquer que le modèle a été choisi par la souveraine, on dit de tel vêtement ou de tel meuble qu’il est « à la Reine ». C’est un fonctionnement qui a à voir avec celui que nous connaissons aujourd’hui. Outre la presse de mode, on trouve la publicité et les intermédiaires qui font les tendances. Tout un univers profite de la mode et l’accompagne.

L’objet de luxe, à l’heure où émerge la culture de la consommation, est lié au désir de vivre agréablement et cela engage des comportements nouveaux. Voyez toute la production d’objets qui existe autour des jeux de société au XVIIIe siècle. On crée en même temps des usages qui sont associés à la conversation, à l’échange, à la rencontre entre hommes et femmes ou générationnelle. Les objets produisent des comportements particuliers. Et c’est toujours le cas : le téléphone portable a aussi engendré des gestes et changé des attitudes.

Que pensez-vous de la place donnée aux arts décoratifs dans l’histoire de l’art ?

Mon deuxième but en écrivant ce livre était d’évoquer cela. Il faut considérer les arts décoratifs au prisme de leur intérêt artistique dans la continuité de ce qui a déjà été fait, mais aussi s’en emparer à travers une approche sociale et culturelle, et dans le dialogue permanent avec les beaux-arts. Les objets présentés à part dans les musées aujourd’hui cohabitaient autrefois dans la maison avec les tableaux et les sculptures. Et il me semble que c’est mal leur rendre justice que de les restreindre à une approche strictement stylistique. À l’intérieur du monde muséal, il faut encore trouver de nouvelles modalités de présentation et des supports de médiation. Dans ce livre, je cite de la poésie parce que certains poèmes disent beaucoup plus de l’impact de l’objet qu’une description un peu sèche. Où est le sens de l’objet ? N’est-il pas d’abord dans ce qu’il véhicule d’imaginaire ?

Anne Perrin Khelissa, Luxe intime. Essai sur notre lien aux objets précieux,
Éditions CTHS, 2020, 125 pages, 14 euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°552 du 2 octobre 2020, avec le titre suivant : Anne Perrin Khelissa, historienne de l’art : « Hier comme aujourd’hui, les objets produisent des rapports particuliers »

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