Entretien

Alain Erlande-Brandenburg - Historien et historien de l’art

« Le gothique : une révolution avant tout intellectuelle »

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 29 janvier 2013 - 916 mots

Conservateur général honoraire du patrimoine, ancien directeur des musées nationaux du Moyen Âge Thermes de Cluny, à Paris, et de la Renaissance, au château d’Écouen, l’historien et historien de l’art Alain Erlande-Brandenburg revient sur la genèse de son nouvel ouvrage, La Révolution gothique (1130-1190), et en explique les grandes lignes.

Daphné Bétard : Pourquoi ce nouvel ouvrage sur l’art gothique ?
Alain Erlande-Brandenburg : Ce livre est l’aboutissement des recherches que j’ai menées sur le sujet depuis de nombreuses années. Ma position est un peu particulière car je suis à la fois historien et historien de l’art. Je pense qu’il faut être attentif à la réalité historique. Cette « révolution gothique » dont je parle s’est produite, à partir des années 1130, dans un milieu particulier : le nord de la France, où en l’an Mil avait débuté une période de grands changements. L’historien Georges Duby a su renouveler notre vision de cette histoire et montrer qu’il s’agissait d’un moment de bouleversements pour l’Europe du Nord, liés notamment, à la croissance démographique. Ce point est essentiel. J’insiste beaucoup sur les conséquences de l’expansion démographique, particulièrement visible dans la ville. La ville est un véritable thermomètre de la réalité humaine. La population se répand d’abord dans les campagnes avant d’inonder les villes, et Paris va en profiter pour passer, en un siècle et demi, de 5 000 à 200 000 habitants et devenir la plus grande ville d’Europe. Cette nouvelle société, chrétienne, se coule dans la réalité urbanistique de l’époque pour la bouleverser. C’est selon ces considérations, dans la lignée de Georges Duby, et avec un profond optimisme sur la nature humaine, qu’est né ce livre. J’ai surtout insisté sur cette réalité humaine qui fait les grandes choses.

D.B. : Quelles sont les caractéristiques de cette « révolution gothique » et qui en sont les acteurs ?
A.E.-B. : Il s’agit d’abord d’une révolution intellectuelle. Au XIe siècle, les grands philosophes étaient à Chartres. À partir du tout début du XIIe siècle, ils se déplacent à Paris, au pied de la Colline Sainte-Geneviève, où s’établit le chanoine Guillaume de Champeaux. L’abbaye qu’il crée vers 1108 devient un phare intellectuel. Les jeunes moines qui suivent son enseignement, comme Hugues (dit) de Saint-Victor, font de Paris un centre intellectuel très important. Nombre d’entre eux deviennent les créateurs de l’art gothique, depuis Paris et dans un rayon de 100 à 150 kilomètres autour. À l’image d’Hugues de Saint-Victor, qui a joué un rôle de premier plan, ces religieux philosophes, ces penseurs, étaient des hommes d’action. Il n’y avait pas de rupture entre le monde de la pensée et celui de la réalité matérielle. L’abbé Suger de Saint-Denis [mort en 1151] offre un bel exemple de ces prélats constructeurs qui sont les maîtres d’ouvrage de l’art gothique. Les textes qu’il a laissés (traduits dernièrement par Françoise Gaspari) donnent l’image d’un intellectuel religieux qui épouse son époque et essaye de la comprendre. L’incroyable croissance démographique a rendu obsolète nombre d’édifices antérieurs. Ces constructeurs vont répondre au phénomène avec une pensée nouvelle qui se manifeste d’abord par les cathédrales, érigées au cœur de la ville, s’inspirant de l’Antiquité tardive et des monuments édifiés sous Constantin.

À Paris, la cathédrale du IVe siècle existe encore en 1130 dans l’île de la Cité. Elle est énorme : 36 mètres de large en façade et plus de 100 mètres de long. L’évêque Maurice de Sully décide de la détruire pour construire une cathédrale neuve, à partir de 1163. Notre-Dame de Paris va marquer le renouveau de Paris et bouleverser la population qui assiste à la destruction d’une grande partie de l’île de la Cité. Mais, contrairement à ce qui a pu être écrit, le grand chantier des cathédrales n’a pas ruiné la France, il l’a enrichie, mettant à contribution de nombreux métiers.

D.B. : De quelle manière ces constructions monumentales répondent-elles aux aspirations religieuses de l’époque ?
A.E.-B. : La partition de la cathédrale est un phénomène très important. Elle se découpe en trois parties : le sanctuaire avec l’autel réservé à l’évêque, le chœur des religieux, qui vivent autour de la cathédrale, et la nef pour les fidèles, qui ne représente pas moins de la moitié de l’église. Dans cet ouvrage, j’ai redessiné un certain nombre de plans de cathédrales, comme à Noyon. J’espère inciter à de nouvelles recherches autour du rôle des fidèles au sein de ces ensembles gigantesques. Les cathédrales ont été conçues pour qu’ils y viennent nombreux.

D.B. : Vous soulignez le rôle central joué par le maître d’ouvrage et, plus encore, le maître d’œuvre dans leur édification…
A.E.-B. : Ma vision des choses est liée à ma carrière. À Écouen et Cluny, j’ai beaucoup appris des architectes en chef des monuments historiques. Ils m’ont permis de comprendre que l’architecte du XIIe siècle fait l’essentiel. On évoque souvent sur un même plan le sculpteur et l’architecte gothique. Mais en réalité, c’est l’architecte qui fait tout. Le maître d’ouvrage fournit l’iconographie, porteuse de message, mais il ne s’agit pas d’une réalité. C’est le maître d’œuvre qui la concrétise. Le portail de la cathédrale de Chartes, dont le programme iconographique avait été conçu par l’évêque, est devenu concret avec l’architecte. Il en est de même pour le vitrail de Notre-Dame de Paris, dessiné entièrement par l’architecte. Une cathédrale devait être conçue dans son ensemble. L’ensemble définit le détail et non le contraire. C’est ainsi que je conçois l’histoire de l’art.

Alain Erlande-Brandenburg, La Révolution gothique (1130-1190), éditions Picard, Paris, 2012, 288 p., 59 €

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°384 du 1 février 2013, avec le titre suivant : Alain Erlande-Brandenburg - Historien et historien de l’art

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