Particulièrement effervescentes en matière de création artistique, les années 70 ont vu émerger de très nombreuses avant-gardes : Art minimal, Art conceptuel, Body Art, Land Art, Arte povera, Supports/Surfaces, etc., qui visent toutes sortes de remises en question fondamentales tant du rôle de l’artiste que du statut de l’œuvre d’art. Maurice Fréchuret, directeur du CAPC-Musée d’Art contemporain de Bordeaux, en propose une relecture au travers d’une exposition ambitieuse dans un lieu qui en a suivi en son temps l’aventure. Entretien.
En quoi, dans le contexte d’actualité de la création artistique contemporaine, l’idée de cette exposition trouve-t-elle sa justification ? S’agit-il pour vous d’opérer une forme d’historicisation des années 70 ou bien, au contraire, d’en réévaluer le potentiel créatif pour le confronter – voire l’interroger – face aux propositions des artistes d’aujourd’hui ?
Il ne me paraît pas incompatible de conduire un travail de recherche et de réflexion sur une période donnée et d’évaluer en même temps comment, dans des formes nécessairement nouvelles, les propositions qui furent les siennes trouvent à se manifester à nouveau. Il y a même dans cette démarche des enjeux nouveaux plutôt intéressants qui confèrent une véritable dynamique à tout travail d’étude. En ce qui concerne les années 70, il semble qu’avec le recul dont il bénéficie aujourd’hui, l’historien de l’art peut engager un vrai travail de prospection et de mise en perspective. La richesse phénoménale de la production artistique d’alors, sa remarquable diversité et le substrat théorique profond qui l’a accompagnée désignent la période citée, qu’il est possible en bousculant un peu le calendrier de faire démarrer un peu avant, comme une des plus remarquables de tout le XXe siècle. Il suffit de mentionner les grands chantiers ouverts par des artistes comme Joseph Beuys, Robert Morris, Bruce Nauman, Marcel Broodthaers, Mario Merz, Daniel Buren, Dan Graham et tant d’autres encore qui contribuèrent à renouveler le paysage artistique de manière radicale, pour comprendre combien les années allant de 1967-1968 jusqu’à 1977-1978 furent exceptionnellement profuses et inventives. Aujourd’hui, de nombreux jeunes artistes éprouvent à l’égard de ce moment historique un réel intérêt et répercutent dans leur œuvre des éléments visuels ou réflexifs qui ont alors émergé.
Pour entrer dans le vif du contenu, comment cela sera-t-il perceptible dans le concept de l’exposition ?
Parallèlement à la grande exposition que nous mettons en place au CAPC-Musée d’Art contemporain de Bordeaux, nous avons choisi de présenter tour à tour, dans la Galerie des Projets, les œuvres de deux jeunes artistes qui trouvent manifestement leur ancrage formel et théorique dans les années en question. Ainsi Stéphane Magnin renoue à sa manière avec l’esprit utopiste, non pour fonder quelque théorie futuriste mais pour offrir aux visiteurs du présent les moyens de vivre une situation inédite dans un environnement spécifique, justement marqué par le design 70. De son côté, l’artiste danois Jeppe Hein fonde toute son approche sur le principe d’un espace marqué, voire transformé par la présence du spectateur.
Ses éléments lumineux ou ses structures aquatiques se mettent en marche ou, au contraire, s’interrompent lors de son passage, provoquant de ce fait, des altérations comportementales intéressantes. Ces deux exemples ne sont nullement isolés. Bien d’autres pourraient être donnés qui montreraient à quel point les années 70 demeurent une source importante pour la jeune création.
Vous insistiez plus haut sur le « substrat théorique » qui a accompagné cette période. A quel(s) courant(s) de pensées faisiez-vous allusion et, s’agissant de l’exposition du CAPC, comment avez-vous choisi d’en articuler l’influence au regard du parcours des œuvres présentées ?
Les courants de pensées qui ont traversé les années 60 et 70 furent particulièrement nombreux. Dans le domaine politique, la répartition idéologique entre les classiques droite et gauche, très ancrée dans le débat, se compliquait d’apports nouveaux comme celui du renouveau de la pensée libertaire dont l’importance allait se confirmer au fil de ces années et dont il est assez aisé de voir les effets dans la production artistique d’alors. A contrario, je crois pouvoir soutenir que l’idéologie marxiste dans sa variante léniniste ou trotskiste fut, malgré les déclarations et autres manifestes, d’une influence moindre...
Vous pensez, je suppose, au groupe Supports/Surfaces dont la première exposition s’est tenue au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris à l’automne 1970 ?
Son exemple me paraît en effet significatif en ce que le discours accompagnant les œuvres semble sans rapport direct avec ce qui les constitue fondamentalement. Mais les autres domaines – celui de la philosophie, de la psychanalyse, de la linguistique, des recherches historiques ou ethnologiques... – entretinrent des liens bien plus déterminants avec la création artistique. L’exposition du CAPC-Musée d’Art contemporain entend rendre compte de ces rapports sans jamais prendre les œuvres comme les simples illustrations de ces mouvements de pensées. La manière de classement que j’ai choisie pour organiser leur présentation en fait un objet de contemplation à part entière et permet de repérer aussi ce qui, de ces différents domaines, transite dans chacune d’elles.
A ce propos, comment avez-vous opéré le choix des groupes, des artistes et des œuvres qui composent cette exposition et qu’est-ce qui en règle le parcours ? Avez-vous été porté par un souci d’exhaustivité ou plutôt de sélection ?
L’exhaustivité est impossible et, au demeurant, bien inutile. Il n’est pas question de traiter de la totalité des années 70 mais de présenter des œuvres qui, entre la fin des années 60 et celle de la décennie suivante, dégagent alors des perspectives nouvelles. Le choix ne s’est pas fait à partir des groupes ou des mouvements qui, pour nombreux et actifs qu’ils furent, ne sauraient totalement rendre compte de la puissante réalité des recherches et des questionnements du moment. L’organisation de l’exposition a nécessité une recherche approfondie de ce qui constitue les œuvres elles-mêmes. Elle a pu mettre en évidence cinq grandes catégories qui paraissent correspondre aux principaux axes de recherche de la grande majorité des artistes de cette période. Les catégories que sont le corps, la matière, la surface, l’espace et le texte constituent en effet les chantiers de base des artistes qu’on a l’habitude de classer dans les mouvements tels que le Body Art, l’Arte povera, Supports/Surfaces, le Land Art ou l’Art conceptuel mais qui intéressent bien d’autres artistes non répertoriés dans les groupes en question.
Qu’est-ce qui vous a conduit à cette typologie ?
Le premier intérêt de cette typologie est dans la perméabilité des catégories proposées, un artiste pouvant travailler dans plusieurs champs en même temps. Le deuxième est qu’elle autorise une transversalité entre les œuvres des artistes des différentes nationalités représentées. Le troisième, et non le moindre, est que ces catégories appartiennent depuis toujours à l’histoire de l’art. Les artistes des années 70, dans leurs splendides remises en question, ne se contentent plus de représenter le corps ou l’espace, comme ils ne se contentent plus de se servir des matériaux ou des mots mais s’appliquent à spécifier chacun d’entre eux pour faire surgir, en les investissant pleinement, des formes nouvelles et, avec elles, chaque fois, des interrogations d’une grande pertinence.
Parmi ces interrogations, laquelle, à l’analyse, vous est-elle apparue récurrente et porteuse d’une vision prospective pour les temps à venir ?
La question du rapport de l’art et de la vie est sans aucun doute celle qui a suscité le plus de débat dans les années 60 et 70. Elle fut à l’origine d’œuvres capitales qui, s’appuyant sur des figures formelles encore inédites, entendaient résoudre le problème de la séparation entre l’art et la vie et celui, découlant directement du précédent, du statut de l’œuvre et de l’artiste. Je crois pouvoir observer dans les œuvres actuelles le même intérêt pour réduire cette séparation et, dans le jeu complexe des réseaux de communication, une réelle volonté d’implication des artistes. Les multiples processus d’échange mis en place par eux sont le signe manifeste d’une telle volonté. Il est probable que les futures générations de créateurs sauront reposer le problème sous les formes qu’il leur appartiendra naturellement d’inventer.
Elle est ouverte du 18 octobre au 19 janvier, de 11h à 18h, jusqu’à 20h le mercredi. Fermeture le lundi et les jours fériés. Visite guidée le mercredi à 12h30 et le dimanche à 16h. Plein tarif : 5,5 euros, tarif réduit : 3 euros. Entrée gratuite le premier dimanche du mois. CAPC-Musée d’Art contemporain, Entrepôt, 7, rue Ferrère, 33000 Bordeaux, tél. 05 56 00 81 50, fax 05 56 44 12 07, www.mairie-bordeaux.fr.
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Maurice Fréchuret : Les années 70
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°541 du 1 novembre 2002, avec le titre suivant : Maurice Fréchuret : Les années 70