Ventes aux enchères

Enquête

Mariage de maisons

Par Éléonore Thery · Le Journal des Arts

Le 27 septembre 2016 - 1547 mots

Les alliances entre maisons de ventes pour la dispersion d’une collection se multiplient. Ces noces éphémères voient les petites comme les grandes sociétés y trouver leur intérêt.

PARIS - Madeleine Meunier fut mariée deux fois. En premières noces elle épousa Aristide Courtois, en secondes, Charles Ratton, qui furent l’un comme l’autre de grandes personnalités des arts premiers. Aussi, depuis sa mort en 2009, les spéculations allaient bon train sur le devenir de son importante collection d’objets d’art et d’archéologie, africains et océaniens. Sa dispersion aux enchères aboutit également à un mariage. Cette fois, la noce a lieu entre Millon et Christie’s, qui proposent de concert cette collection en décembre prochain. « Les différents vendeurs n’étaient pas du même avis pour le choix de la maison de ventes. Il a alors été décidé de s’allier. Par ailleurs, Charles Ratton avait indiqué dans son testament qu’il souhaitait une vente à Drouot », explique Alexandre Millon, directeur de la société de ventes du même nom.

Cette alliance entre maisons rivales autour d’une grande collection n’est pas un cas isolé. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il s’est développé ces dernières années, particulièrement depuis le début de l’année 2016. Depuis janvier en effet, les exemples sont légion : collection de Pierre Hebey dispersée par Artcurial et Camard (22-23 février) ; fonds surréaliste et dada de la « Bibliothèque R. & B. L. » associant Sotheby’s à Binoche et Giquello (26-27 avril) ; la collection de la famille Portier par Christie’s et Beaussant Lefèvre (21 juin) ; de Jacqueline Loudmer par Christie’s et AuctionArt (23 juin) ; de Robert Zellinger de Balkany chez Leclere-Sotheby’s (les 20-28-29 septembre, lire p. 27)…  

À venir encore cette année, la vente de Pierre-Yves le Diberder et de la seconde partie de la bibliothèque de Pierre Bergé bénéficiant d’une collaboration entre Sotheby’s et Pierre Bergé et associés (respectivement 14 octobre et 9 novembre) ; celle de la collection de Gérard Lévy étant orchestrée par Millon et Baron Ribeyre (15-16-20 décembre).

Accroître le rayonnement
Si leur développement est indéniable, les raisons de ces noces éphémères divergent. Comme souvent, ces ventes découlent d’abord des relations entre un vendeur et un opérateur. « J’avais un lien ancien avec Félix Marcilhac, avec lequel j’avais régulièrement travaillé aux côtés de mon père », explique ainsi François Tajan chez Artcurial, qui a dirigé en 2014 la vente de la collection privée de Félix Marcilhac aux côtés de Sotheby’s. La maison peut décider alors, compte tenu de l’ampleur de la collection, de faire appel à une structure plus importante, qui permet d’avoir accès à un fichier « clients » étendu, notamment sur un plan international, et de disposer de moyens marketing plus importants. Antoine Godeau, président de la maison de ventes Pierre Bergé, raconte au sujet de son alliance avec Sotheby’s pour la bibliothèque de Pierre Bergé : « Sotheby’s nous a beaucoup aidés pour le volet international. Les expositions à Londres, Hongkong ou Monaco nous ont permis d’avoir accès à une clientèle nouvelle. » Édouard Boccon-Gibod, directeur général de Christie’s France, relève de son côté : « Les sociétés de Drouot connaissent très bien leurs clients vendeurs et acheteurs. Mais une association avec une maison internationale peut leur permettre d’accroître le rayonnement d’une vente et d’obtenir une valeur globale plus importante que si la collection avait été présentée uniquement sur le marché français. »

Il arrive souvent que la demande d’une alliance émane du vendeur lui-même : à l’exemple de la famille Portier, détentrice d’une collection d’art japonais, ou des ayants droit de Pierre-Yves Le Diberder. « Certains clients veulent vendre une collection par le biais d’une maison française, mais ils souhaitent en parallèle être soutenus par une maison étrangère », souligne Antoine Godeau. D’autres facteurs entrent alors en compte. « Outre le désir du vendeur, le choix dépend aussi de l’activité du département concerné par la collection », précise François Tajan. « Il y a des spécialités auxquelles nous n’avons pas accès », confirme Édouard Boccon-Gibod.

Cas plus rare, les opérateurs peuvent s’associer avant même que l’un d’entre eux remporte le marché. Damien Leclère, allié avec Christie’s (*) pour la collection Robert Zellinger de Balkany (lire page 27), explique ainsi : « Nous avons concouru ensemble. Nous avions un contact privilégié avec le vendeur qui voulait céder la collection sur le marché français. Il y a eu plusieurs mois de négociations sur un projet d’une centaine de pages, et il a finalement décidé de faire confiance à deux maisons ». Cas très particulier, celui de la vente du château de Groussay en 1999 associant Poulain Le Fur et Sotheby’s, avant l’ouverture du marché. « C’était un acte politique, alors que le gouvernement traînait à publier le décret d’application. Sotheby’s voulait donner un coup de pied dans la fourmilière », explique un connaisseur du marché.

Établir un contrat
Les longues négociations aboutissent à un contrat qui détermine dans les moindres détails les modalités de la collaboration entre ces duettistes et les contours de leur intervention : inventaire, communication, catalogue, prospection, visibilité de chacun, tenue du marteau (un point sensible), répartition des bénéfices de la vente, intégration au produit global annuel… À chacun de défendre son intérêt. « Je suis prêt à perdre quelques points du pourcentage de la vente pour que le nom de “Millon” soit plus visible. Tenir le marteau m’est désormais égal », confie Alexandre Millon. « Nous précisons que nous ne révélons jamais à l’autre partie le nom de nos acheteurs », indique Édouard Boccon-Gibod. À chacun aussi de faire valoir ses modalités de travail. « Artcurial et Sotheby’s se sont concertées dès le départ pour la vente Marcilhac ; chacun a fait son inventaire de son côté puis nous nous sommes mis à table pour ajuster », relate François Tajan.

Ces collaborations se passent-elles bien ? C’est généralement le cas, même si de petites querelles peuvent se produire relativement à des questions allant de la taille des logos au prix des petits fours. « Les déséquilibres peuvent rendre les choses plus compliquées, concède François Tajan. Mais il y a désormais une tendance à la standardisation, liée aux attentes des clients. » Alexandre Millon précise : « Généralement nous sommes d’accord sur l’objectif à atteindre, mais pas toujours sur les moyens. » Un commissaire-priseur dénonce encore « la stratégie pernicieuse des grandes maisons de laisser le plus petit apparaître à ses côtés, comme s’il n’était pas capable d’organiser seul une vente ».

De bons résultats
Ces collaborations se traduisent le plus souvent par de bons résultats : 26,4 millions d’euros pour le château de Groussay, un chiffre au-delà des attentes ; 24,7 millions d’euros pour la vente Marcilhac, plus du double de l’estimation ; sans parler des 373,50 millions d’euros récoltés par la collection Yves Saint Laurent-Pierre Bergé. Et même les ventes de moindre envergure profitent de ces mariages d’un jour. « Ces alliances permettent d’acquérir un capital sympathie auprès des acheteurs. On sort de la guerre habituelle entre maisons », rapporte François Tajan, qui explique : « Le fait que des acheteurs américains voient notre nom sur le catalogue Marcilhac a eu une incidence certaine, nous avons constaté que plusieurs étaient revenus par la suite. »

La question de la répartition du produit de la vente dans les comptes annuels des maisons reste toutefois épineuse. Ce problème avait donné lieu à une situation ubuesque en 2014 quand Sotheby’s avait intégré dans son bilan annuel 100 % du produit de la vente Marcilhac, alors qu’Artcurial en avait pris en compte 25 % (selon la clé de répartition prévue pour les bénéfices). « Chacun se doit d’appliquer des règles de sincérité et de transparence », rappelle Pierre Taugourdeau, secrétaire général adjoint du Conseil des ventes volontaires (CVV), qui n’a pourtant jamais été saisi d’une telle question. Le plus souvent, un seul acteur prend aujourd’hui l’intégralité du produit d’une collection dans ses déclarations au CVV, à condition qu’il accueille la vente en ses lieux propres, condition emportant la signature du procés-verbal, et par là aussi celle de la responsabilité juridique de la vacation. De nombreuses questions ne manqueront pas d’émerger à l’heure des bilans 2016…
Comment expliquer une telle multiplication de ces alliances cette année ? D’après Alexandre Millon, « les petites et moyennes maisons sortent de nombreuses affaires. Et elles veulent continuer à exercer leur métier et pas seulement faire du sourcing [recherche de collections] pour les grands. Et ces mêmes grands commencent à y trouver un intérêt ». Damien Leclère précise : « Le contexte concurrentiel s’est exacerbé sur les gros dossiers, il faut alors savoir s’unir. Par ailleurs, la concentration du marché attendue avec sa libéralisation ne s’est pas produite, ce qui a laissé place à ces collaborations éphémères. » Pour Édouard Boccon-Gibod, « l’image d’Épinal des maisons internationales venant manger le pain des malheureux commissaires-priseurs est dépassée. Nous poursuivons le même objectif, celui du rayonnement de la place de Paris ». Quant à Antoine Godeau, il constate avec amusement : « On est passés de la guerre froide à la coexistence pacifique. »

(*) Erratum - 3 octobre 2016

La maison de ventes Leclere (Marseille) s'est bien alliée avec Sotheby's pour la dispersion de la collection Robert Zellinger de Balkany courant septembre, comme indiqué au 2e paragraphe, et non avec Christie's comme précisé dans la suite du texte.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°464 du 30 septembre 2016, avec le titre suivant : Mariage de maisons

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