Art contemporain

Les artistes brésiliens s’exportent bien

Par Ana LetÁ­cia Fialho · Le Journal des Arts

Le 21 mai 2014 - 1479 mots

Depuis une vingtaine d’années, de plus en plus d’artistes brésiliens sont présents partout dans le monde, contrastant avec le faible rayonnement international des musées locaux.

À partir de la fin des années 1980, des acteurs de la scène artistique d’Europe occidentale et des États-Unis intègrent dans leurs discours et pratiques de plus en plus d’artistes des régions dites « périphériques ». Aujourd’hui, dans la nouvelle carte du monde de l’art contemporain, où en sont les artistes brésiliens ?

Observons d’abord les grandes expositions, qui ont un poids incontestable dans la validation des valeurs artistiques contemporaines. Pendant plus de 20 ans, les artistes brésiliens n’ont plus participé à la documenta de Cassel : après 1968 et la sélection d’Almir Mavignier (né en 1925) et Sergio Camargo (1930-1990), il a fallu attendre 1992 pour revoir des Brésiliens : Waltercio Caldas (né en 1946), Cildo Meireles (né en 1948), Jac Leirner (né en 1961), José Resende et Saint Clair Cemin (né en 1951). Comme l’a fait remarquer le curateur brésilien Paulo Herkenhoff, Harald Szeemann a été le commissaire de la documenta (5), en 1972, sans avoir jamais mis les pieds au Brésil. Aujourd’hui, une telle situation étonnerait : Roger-Martin Buergel est venu au Brésil deux fois pour préparer la documenta (12), comme Carolyn Christoph-Barkagiev pour la documenta (13). Le prochain directeur artistique, Adam Szymczyk, y est attendu en septembre 2014. Il en est de même pour la Biennale de Venise, qui a réintégré des Brésiliens (hors pavillon national, évidemment) depuis les années 1990, les galeries brésiliennes participant souvent au financement des installations de leurs artistes sélectionnés.

Le tournant des années 2000
L’examen des collections et des expositions des grands musées aboutit à la même conclusion. À la Tate Modern, au MoMA et au Centre Georges Pompidou, la création brésilienne ne faisait pas l’objet d’acquisitions et d’expositions entre les années 1970 et la fin des années 1980. Ces institutions, MoMA en tête, ont engagé à partir de la fin des années 1990 des experts en art d’Amérique latine. Elles ont créé des départements et des champs de recherches dédiés à cette région, ce qui n’est pas sans lien avec l’apport de fonds et la présence dans leurs conseils de collectionneurs tels que Patricia Phelps de Cisneros et Estrellita B. Brodsky, depuis longtemps engagées dans la promotion de la production latino-américaine aux États-Unis et en Europe. Le changement est très net à partir des années 2000, quand un nombre important d’artistes est acquis et exposé dans ces musées, souvent avec la contribution des galeristes et collectionneurs brésiliens. La Tate Modern a présenté l’hiver dernier, en partenariat avec la Pinacoteca do Estado de São Paulo, une rétrospective de Mira Schendel (1919-1988) (aujourd’hui au Musée Serralves à Porto) ; le MoMA vient d’inaugurer une rétrospective dédiée à Lygia Clark. Ces deux expositions étaient concomitantes respectivement des foires Frieze Londres et Frieze New York, avec les passerelles que cela offre. On note d’ailleurs la forte participation des entreprises et des collectionneurs brésiliens dans le financement de ces expositions. Pour l’exposition de Mira Schendel à la Tate, la banque Itaú (première banque du Brésil) a été le sponsor principal suivi de plusieurs mécènes, qui participent notamment aux comités d’acquisition de la Tate Modern, du MoMa ou du New Museum.

Une reconnaissance accrue par le marché
L’interdépendance entre le circuit institutionnel et le marché est évidente : la présence et la valeur de ces artistes sur le marché international s’accroissent également, témoin le prix record atteint par une œuvre de Lygia Clark (2,2 millions de dollars) chez Philips en mai 2013. Le nombre d’artistes brésiliens représentés par des galeries internationales a nettement augmenté depuis 2005, ainsi que la présence des galeries brésiliennes dans les grandes foires mondiales : seize à Art Basel Miami Beach, dix à Frieze London et cinq à la Fiac en 2013, six à Frieze New York cette année. Avec les galeries et les artistes, arrivent les collectionneurs, dont la présence dans ces foires se fait également remarquer. Pour comprendre le potentiel, mais aussi les limites de cette internationalisation, il faut observer le décalage entre les différentes instances du monde de l’art brésilien. D’un côté, le champ de la production artistique et du marché connaît un développement et une professionnalisation qui attirent au Brésil les acteurs internationaux. De l’autre, les institutions publiques, qui opèrent majoritairement dans un contexte local, ont une faible ouverture vers l’international tant dans leur collection que leur programmation et leur visibilité. Le seul musée qui expose en permanence un panorama de l’art brésilien actuel en dialogue avec la production internationale est l’Instituto Inhotim, crée par l’industriel Bernardo Paz. Nulle part ailleurs au Brésil ne se font face Anri Sala et Tunga, Chris Burden et Cildo Meireles, Janet Cardiff et Iran do Espírito Santo… Les musées publics n’ont pas de politique d’acquisition, ni les ressources suffisantes pour opérer sur le marché. À cet égard, la vente de la collection d’Adolfo Leirner, qui comprenait des chefs-d’œuvre de l’art concret et néoconcret brésilien, au Musée de beaux-arts de Houston en 2007, a mis au jour la fragilité des institutions brésiliennes. Si la géopolitique de l’art contemporain est en train de changer, la place occupée par le Brésil, quoique croissante, y reste incertaine par ce décalage entre les possibilités de légitimation locale et la consécration rapide des instances internationales. Si la mondialisation est toujours plus bénéfique aux artistes déjà consacrés, le Brésil devra en revanche fortifier les racines locales de son pouvoir de séduction. Seule garantie contre un effet de bulle, et pour faire émerger une nouvelle génération d’artistes à l’échelle internationale.

Ana LetÁ­cia Fialho, avocate, chercheuse et spécialiste du marché de l’art

Cet article s’inspire d’un travail de recherche sur l’internationalisation du marché de l’art brésilien : Alain Quemin (coord.) « La sociologie des arts visuels au Brésil », Opus -Sociologie de l’art, n° 22, 2014, 270 p.

Guerre et Paix de Portinari pour la première fois en Europe

Le gigantesque diptyque orne habituellement l’Assemblée générale de l’ONU, à New York. Après restauration et avant d’y retourner définitivement, Guerre et Paix est présenté au Grand Palais jusqu’au 10 juin et permet à Paris de (re)découvrir un artiste majeur du XXe siècle brésilien.
Candido Portinari (1903-1962) : le nom est peut-être familier à l’oreille, mais l’on imagine difficilement son succès durant les années 1940 et 1950. Après une première exposition personnelle à New York en 1940, l’Université de Chicago lui consacre un ouvrage en 1941. Il intègre la collection Helena Rubinstein, réalise les portraits de Rockefeller, Yehudi Menuhin… Une star américaine ! Mais après-guerre, le maccarthysme ferme les portes de l’Amérique aux artistes utopistes. Il reste le peintre emblème du Brésil durant les années 1950, durant lesquelles il peint Guerre et Paix. Les collectionneurs se l’arrachent : on estime aujourd’hui que 98 % de ses (10 000) œuvres sont détenus par des collectionneurs privés brésiliens. Il ne fait pourtant pas partie de l’équipe d’artistes présents à la construction de BrasÁ­lia. Il semble injustement associé au Brésil d’avant, lui qui a pourtant soutenu l‘avant-garde : ses Retirantes (réfugiés) sont ainsi des œuvres historiques et socialement marquées, participant de l’identité nationale moderniste.
Le dynamique Projet Portinari, mené par le fils du peintre entouré d’une dizaine de permanents, fait œuvre d’histoire : les outils développés (notamment le site internet portinari.org) racontent le rapport du peintre avec son temps.

David Robert

 

3 questions à Neville Rowley, docteur en histoire de l’art

Spécialiste de l’art italien du XVe siècle et de sa réception aux XIXe et XXe siècles, Neville Rowley était en 2012 professeur invité à l’université de Campinas (État de São Paulo).

1. Comment caractériseriez-vous l’enseignement de l’histoire de l’art au Brésil ?
La faiblesse de sa base est aussi sa force. Tous les professeurs rencontrés au Brésil se plaignent de l’absence presque générale d’un diplôme de premier cycle en histoire de l’art, source selon eux de grandes lacunes chez leurs étudiants. Pourtant, ceux qui suivaient mes cours avaient pu bénéficier de formations différentes qui les rendaient particulièrement ouverts d’esprit. Cela semble démontrer que l’histoire de l’art qui se replie sur elle-même s’appauvrit immanquablement.

2. Est-ce aussi valable pour l’art brésilien que pour l’art européen, que vous enseignez ?
À Campinas comme ailleurs, indépendamment des universités, ce sont les gens qui les animent qui en font l’intérêt. Et il y a au Brésil des historiens de l’art remarquables, y compris sur des sujets qui sortent du cadre national.

3. La recherche faite au Brésil sur les thèmes « européens » vous semble-t-elle apporter une lecture différente ?
Indéniablement. S’il existe une dimension nationaliste un peu forte dans l’historiographie brésilienne, beaucoup de ce que l’on peut y dire sur l’Europe, en revanche, se fait avec une plus grande liberté que de ce côté-ci de l’océan. Les historiens de l’art français feraient bien de se mettre à lire le portugais, ce qui n’est pas si difficile…

Propos recueillis par David Robert

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°414 du 23 mai 2014, avec le titre suivant : Les artistes brésiliens s’exportent bien

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