La Cour de cassation a validé l’arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait ordonné la restitution de la « Fuite en Égypte » à son ancienne propriétaire. Celle-ci avait vendu l’œuvre comme un « atelier de Poussin ».
En lisant les attendus de l’arrêt du 17 septembre 2003 de la première chambre civile de la Cour de cassation, lesquels ont anéanti les derniers espoirs des frères Pardo, il était possible, au sujet de l’authenticité débattue dans cette affaire, de se remémorer une formule prêtée à François Mitterrand à propos des candidatures à la présidence de la République : « Y penser toujours, n’en parler jamais ». Car, si on cherche la cause d’un arrêt qui n’est pas injuste en droit mais peut sembler inique en fait, on peut sans doute la trouver au détour d’un attendu de l’arrêt de la cour d’appel, auquel la Cour de cassation ne fait aucune référence : « Messieurs Richard et Robert Pardo ne peuvent davantage arguer de cette absence d’information à leur encontre, en soutenant que, s’ils avaient été informés, ils n’auraient pas acquis le tableau, ce qui revient à reconnaître qu’ils pensaient acquérir une œuvre authentique. » La cour d’appel de Paris avait formulé cet attendu sur la critique des frères Pardo, qui considéraient que la seule « réserve » sur l’authenticité du tableau avait été exprimée à travers sa présentation comme un « atelier de Poussin », le catalogue ne mentionnant ni les avis négatifs de l’expert commis par la vendeuse, ni sa tentative infructueuse de soumettre l’œuvre à l’examen du professeur Thuillier (qui n’avait pas réagi à la lettre de l’expert lui transmettant une photographie de l’œuvre).
L’appellation approximative « d’atelier de Poussin », forgée pour la circonstance comme le résumé de multiples recherches – non communiquées au public – qui auraient convaincu la propriétaire que son tableau ne pouvait être un Poussin, pouvait laisser subsister un doute. C’est sur ce doute que les Pardo ont payé 1 600 000 francs une œuvre estimée 400 000, somme rondelette que la vendeuse a encaissée sans mot dire.
Opinion évolutive
Dans les premiers temps du procès, l’interprétation qu’il convenait de donner à la mention « atelier de » a focalisé l’attention, jusqu’à ce que la Cour de cassation ne l’évacue par un premier arrêt du 27 juin 2000. Elle estimait que, si la cour d’appel avait pu considérer que la propriétaire avait vendu l’œuvre avec la conviction que la peinture ne pouvait être un Poussin, ce n’était pas essentiellement dû à cette appellation et à l’analyse des informations échangées avec le commissaire-priseur et l’expert. Omettant ses propres considérations sur ce point en juin 2000, la Cour de cassation revenait dans sa dernière décision à une conception plus stricte en déclarant en particulier qu’on ne pouvait reprocher au commissaire-priseur d’avoir fait preuve d’« une réticence abusive en omettant d’informer les acquéreurs potentiels des conclusions de l’expert […] alors qu’aucune obligation d’information ne lui incombait et que la présentation de la toile sur le catalogue de vente comme étant une œuvre d’atelier excluait, sans équivoque, son attribution à Nicolas Poussin ».
La Cour de cassation, qui avait elle-même renoncé en juin 2000 à trancher sur la portée de la mention « atelier de », considérait trois ans plus tard que cette mention était sans équivoque.
Malheureusement pour les Pardo, qui ne pouvaient en 1985 anticiper sur de telles interprétations à géométrie variable, ils ont cru que l’appellation « atelier de » n’excluait pas totalement la paternité de Poussin, et ont pris le risque, ce qui est l’essence même de leur métier.
Plus grave encore, au lieu de mentir – comme aurait sans doute dû leur recommander leurs avocats, ils ont eu la « candeur » de reconnaître qu’ils y avaient cru (c’est le moins qu’on puisse imaginer lorsqu’on engage 1 600 000 francs sur une œuvre). Dans son arrêt, la cour d’appel relevait leur « opinion évolutive » sur l’authenticité au cours de la procédure, de l’affirmation initiale – et catastrophique – de la conviction qu’il s’agissait d’un Poussin à leurs incertitudes ultérieures. Cette considération permettait à la cour d’appel de leur refuser jusqu’au « lot de consolation » tiré de l’enrichissement sans cause, en déniant que leur action ait contribué à la révélation du tableau. Mais de cette affaire piégeuse il semble que les Pardo ne pouvaient sortir vainqueurs, paradoxalement parce que le TGI (tribunal de grande instance) de Paris leur avait d’abord donné raison, faisant sans doute tomber toute prudence à leurs conseils.
In fine, le marché ne sort pas vainqueur de cette affaire, qui ajoute à la confusion sur les questions d’authenticité et peut pousser les professionnels, marchands mais aussi conservateurs échaudés, à se demander pourquoi ils travaillent.
Si les frères Pardo avaient acheté le tableau pour des clopinettes, sans doute n’en seraient-ils pas là, car les juges d’appel en auraient probablement déduit que ni la propriétaire ni eux-mêmes n’envisageaient l’existence d’un Poussin. Et tandis que dormirait, on ne sait où, un obscur tableau revendu 200 000 ou 300 000 francs, on continuerait de penser que l’original de la Fuite en Égypte avait disparu ou se trouvait caché dans une collection suisse.
Peut-être que la Cour de cassation, dont le raisonnement juridique est par ailleurs irréfutable, a voulu attirer l’attention sur l’excès même d’une jurisprudence décourageante. Il faudra sans doute un jour, comme le préconisait Jean Chatelain, qu’on cesse de considérer juridiquement l’œuvre d’art comme un bien de consommation courant.
Le risque est inhérent au marché de l’art. Et l’appréciation du risque n’est pas nécessairement le point fort de notre droit qui récuse les jugements d’équité.
Un tableau qui aurait pu être un Poussin était proposé à la vente en 1984. Malgré des travaux d’expertise et la consultation de spécialistes, il semble alors exclu que cette œuvre puisse être attribuée au maître. Dans ces conditions, le tableau était présenté comme un « atelier de Poussin », avec un prix de réserve de 100 000 francs. Il était adjugé à des marchands, les frères Pardo, pour 1,6 million de francs, sans réaction de son ancienne propriétaire. Lorsque, dix ans plus tard, la rétrospective Poussin permettait de le reconnaître comme un original du maître, cette dernière assigna alors les acheteurs en nullité de la vente pour erreur de la substance. Après avoir gagné devant le TGI, les frères Pardo perdaient devant la cour d’appel de Paris qui ordonnait, à la suite d’une longue procédure et une expertise, la restitution du tableau à l’ancienne propriétaire. C’est ce dernier arrêt de la cour d’appel qui était soumis en septembre à la Cour de cassation.
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Le Poussin des frères Pardo : un regrettable épilogue
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°180 du 7 novembre 2003, avec le titre suivant : Le Poussin des frères Pardo : un regrettable épilogue